Malgré les négociations en cours sur la réforme judiciaire et institutionnelle, la crise politique israélienne semble devoir perdurer. Signe sans doute que la question dépasse le simple et nécessaire rééquilibrage entre les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif. Déjà beaucoup d’observateurs ont évoqué une crise d’identité. Deux conceptions du pays s’opposeraient. Celle du camp « laïc » qui voudrait faire d’Israël un État démocratique à l’image des pays occidentaux et celle de la droite sioniste et religieuse qui, a contrario, chercherait à renforcer le caractère juif de l’État.
Après 75 ans d’existence, Israël est devenu une puissance régionale reconnue et redoutée. Son influence sur la scène internationale ne cesse de grandir sur les plans géopolitique, militaire, technologique et humanitaire, en particulier sur les continents asiatique et africain. Son statut d’État souverain est dorénavant plein et entier. Bien que tout danger ne soit pas écarté, loin de là, sa préoccupation principale n’est plus de garantir sa survie mais bien de prendre des responsabilités pour l’avenir de l’humanité. L’heure a sonné pour le peuple juif, redevenu hébreu, d’assumer son destin singulier à la fois particulier et universel.
S’engager dans cette voie n’est pas chose facile. Comme de passer de l’adolescence à l’âge adulte. D’où la crise de croissance identitaire que traverse le pays et qui se manifeste par une hésitation face à la manière de concevoir son avenir. Car, une fois atteint l’objectif d’un peuple rassemblé sur sa terre et politiquement souverain, la question se pose en effet de savoir ce qu’il convient de faire de cette réussite. Faut-il s’en contenter et poursuivre une existence normalisée, où faut-il seulement préserver, sans plus d’égard pour le monde, une identité particulière ?
Le camp « laïc » semble vouloir opter pour la première proposition. Il n’a de cesse que de se référer aux Nations d’Occident et de se situer dans leur camp, le camp du « Bien » qui suit la pensée « main stream » avec un contentement bourgeois. Attitude honnie par les nationaux-religieux qui la rejettent comme une forme d’assimilation et qui prétendent, à l’inverse, agir pour maintenir avant tout chose le caractère juif de l’État. Posture que les Laïcs repoussent à leur tour comme un nationalisme étroit propre à fragiliser l’image d’Israël dans le monde, à affaiblir sa puissance et à l’isoler diplomatiquement.
Le débat paraît aujourd’hui comme figé. Chaque camp voit dans l’autre le fossoyeur de ses propres idéaux et le rend responsable d’une mise en danger existentielle du pays. D’où la violence des échanges, l’incapacité à se parler où simplement à se reconnaître. D’où aussi une difficulté à penser une situation qui résulte d’une forme d’aveuglement face aux enjeux. D’où enfin la nature paradoxale d’un débat où chacun s’accorde à faire le constat d’une crise extrêmement profonde sans qu’aucun des deux camps n’aborde de front la question de fond, celle de savoir de quel instrument souhaite vraiment jouer Israël, maintenant que la nation hébraïque a pris toute sa place dans le concert des Nations. Doit-elle rejoindre le corps des violonistes mondialistes ou le groupe des percussionnistes illibéraux ? Dispose-t-elle d’un instrument spécifique à faire entendre ? Doit-elle s’efforcer d’influer sur la marche global de l’orchestre ou demeurer résolument hors de la fosse ?
Pour briser l’immobilité d’un face-à-face mortifère, Israël ne peut que faire retour à l’impératif du Lech Lecha et se convaincre de la justesse de sa route singulière même si le parcours reste incertain et la destination dans le lointain. La situation requiert une remise en marche « historiosophique », seule de nature à faire cohabiter les deux camps et à les ramener à la marche unifié qui présidait aux déplacements du peuple au désert. L’Hébreu, celui dont l’identité est passage, ne saurait se maintenir en effet dans la fixité de son essence. Il se voit contraint aujourd’hui de retrouver une manière d’aller commune, une halacha nationale qui puisse aussi servir de guide aux autres Nations.
La crise actuelle ne saurait donc faire l’économie du questionnement qui s’impose à lui : redéfinir son rôle pour la suite de l’histoire. Cela revient à répondre, au moins tacitement, à la Question du jour qui est aussi celle de toujours : acceptons-nous d’endosser ou non la vocation que la tradition assigne au peuple juif depuis le commencement : un peuple séparé, une royauté de prêtres, une lumière pour les Nations.
Manitou est le penseur de la sortie de crise : ni assimilation aux Nations , ni crispation ou régression identitaire mais affirmation d’un particularisme à vocation universel.
D’un côté, la piste de la normalisation est naturellement sans issue. Israël aurait-il survécu à 3500 ans d’histoire pourdevenir, en bout de course, un énième État des Nations-Unis ? Mais de l’autre, l’idée qu’il faudrait seulement défendre l’identité juive de l’État sans se soucier dans le même temps de la vocation hébraïque de la Nation juive conduit également à l’impasse. Ni la Californie, ni la Hongrie ou l’Iran. Israël ne doit pas chercher de modèles extérieurs mais bien plutôt s’efforcer de proposer l’idéal qui est le sien et dont il a la charge du rayonnement. Ce modèle est celui d’une société où règne la justice. Pas d’une société qui contourne la justice. Mais pas non plus d’une justice qui ramène le juste au raisonnable.
Pour sortir de la nasse, Il convient de réunir les deux camps dans une visée commune : celle d’une fidélité, sans impatience, à la perspective messianique qui traverse l’histoire juive. Toutefois, l’approfondissement de la spécificité nationale ne saurait se comprendre sans l’objectif qui la justifie : celui de rallier toutes les Nations à un universel humain respectueux de toutes les particularités où serait réalisée l’unité des valeurs. Cela implique impérativement l’unité du peuple. Comment y parvenir ? En levant les yeux vers la ligne d’horizon afin de se remettre en marche. En reconnaissant que l’autre camp porte aussi des valeurs, certes partielles donc dangereuses dans l’absolu, mais nécessaires à l’émergence de l’équilibre qui donnera à chacune d’elles sa place et à toutes une cohérence pour faire avancer l’histoire.
Pour que la crise soit surmontée, il faut se convaincre qu’au-delà des apparences le peuple marche dans une même direction. Une très grande majorité d’Israéliens s’accordent au fond pour rejeter les caricatures identitaires que tous s’envoient à la figure. Ils rejettent aussi massivement la perspective d’un effacement identitaire que celle d’un enfermement dogmatique.
Un seul signe : quand on regarde les images des manifestations de l’un et de l’autre camps, il est bien difficile de distinguer qui est qui. De part et d’autre du supposé fossé infranchissable, de la fracture profonde et sans remède, on ne voit qu’un océan de drapeaux Israéliens. Les laïcs le portent souvent sur les épaules, comme un talith. Sans même penser que la bannière bleu et blanc tire son aspect d’un châle de prière. Les nationaux-religieux, eux, le brandissent haut et fort comme les premiers sionistes…qui furent d’abord laïcs, pour la plupart.
Antoine Mercier