Le monde occidental a évacué l’idée de la foi. La foi a déserté notre monde, elle a quitté la cité, et ne peut plus se dévoilée d’une manière claire. C’est un mot qui petit à petit disparait de notre vocabulaire.
On lui préfère le mot, l’idée, de croyance. La croyance a remplacé la foi. Aujourd’hui on croit, ou on ne croit pas, et si on n’y prend pas garde on pourrait penser que c’est à peu près la même chose. Les opinions se seraient donc très légèrement déplacées, de la foi à la croyance. Mais en réalité la différence est beaucoup plus importante qu’il n’y parait entre ces deux concepts, et cette différence a des conséquences dans notre approche au sens.
Croire, quand on entend croire en Dieu, qu’est-ce que cela signifie ? est-ce que ca voudrait dire que cela dépend de moi que Dieu existe ou pas ? Le concept est surprenant. Alors comment continuer à s’exprimer ainsi ? D’autant que la croyance est suspecte, car je crois dans quelque chose qui n’est pas sûr, qui n’est que « peut-être ». Et lorsqu’on applique le concept à celui qui pourrait être le créateur du monde et de la nature, le décalage apparait de façon brutale entre l’idée d’un être créateur et la légèreté, la fragilité, la réticence presque, avec laquelle je pourrais me relier à lui à travers une simple croyance. Cela signifie que le socle sur lequel repose cette possibilité est instable, en mouvement, dérisoire car contestable à chaque instant puisque je ne fais que croire. Je ne suis donc pas sûr. Je doute.
C’est très certainement une des raisons pour lesquelles notre histoire contemporaine offre une place significative à l’apologie du doute. Il n’est plus possible d’être certain, d’avoir une conviction affirmée, le doute est mis en avant comme le témoignage d’une délicatesse, d’un raffinement ultime, d’une tolérance à la position de l’autre qui pourrait être différente puisque précisément il est autre. En même temps que la philosophie de l’autre se développe dans l’espace public, l’apologie du doute prend de l’ampleur, et il devient presque impossible d’être sûr, parce qu’être sûr c’est enlever à « l’autre » la possibilité d’avoir une position opposée à la nôtre, c’est le priver de son statut et le transformer en un même. Douter devient une vertu et celui qui ne doute pas est à ranger dans le clan des intransigeants, des radicaux, des extrémistes. Le monde est désormais divisé en deux clans opposés, d’un côté ceux qui doutent au nom de l’autre, au nom de l’incertitude même, au nom de la prudence que je reconnais dans ce que je ne connais pas ou dans ce que la raison m’empêche d’entrevoir, et de l’autre les idéologues, les fanatiques, les barbares.
Il est vrai de dire que certains mettent leur absence de doute au service de causes totalement ignobles et inacceptables. Que cette absence de doute les transforme en monstres disposés à tout pour faire régner par la terreur et la haine, leur vision misérable du monde à l’échelle de l’humanité. Que cette vision du monde basée sur la violence et le sang, et cela au nom d’une absence total de doute, ne peut avoir le dernier mot.
Mais est-ce à cause d’une poignée d’irresponsables et de décérébrés que la condamnation doit être unanime et s’appliquer à tous. Pourquoi une minorité de bouchers, dérangés, privés de tout sens commun, de respect pour la personne humaine, devrait elle l’emporter sur l’immense majorité de ceux qui ne doute plus, mais de façon raisonnable ?
L’absence de doute peut s’accompagner du plus grand respect des valeurs humaines.
D’autant que l’idée qui se trouve également derrière le doute est aussi souvent celle que l’on reproche à notre civilisation contemporaine. C’est encore et toujours l’individu roi qui peut assouvir le moindre de ses désirs, l’illimité à porté de la main, l’éternité qui devient aussi un doute possible. Le fait de douter permet de douter de tout et donc de rendre tout possible, tout accessible à l’horizon du doute. Rien n’est figé, rien n’est fini, rien n’est limité et ce mouvement permanent à l’intérieur de la société des hommes se mue en espoir secret de voir les rêves les plus fous pouvoir se réaliser. Douter c’est espérer que l’impossible puisse un jour s’accomplir et devenir possible.
Ce qui est proposé derrière cette croyance qui a progressivement remplacé l’idée de la foi, c’est le doute comme vertu, le doute comme projet, comme objectif. Mais c’est oublier un peu vite qu’une conscience de bonne foi n’a qu’un seul objectif : c’est de sortir du doute. Le doute n’est qu’un stade provisoire de la réalisation de l’être et que l’objectif du doute, sa réalisation, c’est de parvenir à le transformer en certitude. Le doute n’a de sens que s’il est provisoire, éphémère, comme un chemin pour parvenir à le dépasser, à l’évacuer. L’existence même du doute n’a de sens que s’il s’envisage de façon provisoire comme stade préalable à sa disparition future, en vue de parvenir à une certitude.
Et commence à se dévoiler ici la foi qui est bien différente de la croyance. Alors que la croyance est un acte intellectuel, la foi est un acte d’adhésion de la volonté. L’objet de la foi c’est la confiance qu’une promesse que Dieu a faite se réalisera, il ne s’agit pas du tout de croire que Dieu existe ou pas. Rien à voir. La foi c’est une confiance, un consentement à adhérer par certitude en l’absence de preuve, mais le comportement est le même que si la preuve était là. Lorsque je dis AMEN en hébreu, j’adhère, je suis d’accord, et c’est ce que traduit la foi. La nuit j’ai la foi, la foi que je vais sortir de la nuit et que je vais vers le jour, alors que le jour je suis sûr, je suis certain. J’entre dans la nuit avec confiance et j’en sors avec certitude. Mais le comportement pendant la nuit doit être le même que celui durant la journée, et le doute de la croyance se résorbe devant l’idéal de la foi.
Mais il semble utile de signaler dans cette réflexion sur la différence entre les concepts que les juifs eux-mêmes n’échappent pas à ce glissement de la foi à la croyance.
On peut en effet noter que cet antagonisme dans les termes se retrouve désormais de manière singulière et forte, entre les juifs eux-mêmes, dans les deux approches possibles depuis la création de l’état d’Israël. L’exil a duré près de deux mille ans et pendant ces deux mille ans, il a fallu avoir la foi pour maintenir cette tradition malgré les difficultés, l’hostilité des nations, la condition d’exil, et pendant deux mille ans nous avons prié pour retrouver notre terre, et nous avons pleuré pour sortir de cet exil interminable. Si cette conviction avait été une simple croyance le peuple des hébreux aurait disparu dans l’exil. Mais ce peuple n’était pas un peuple de croyants, c’était un peuple d’individus qui avaient la foi, la foi dans la possibilité de sortir d’exil. Et après avoir traversé les différentes civilisations dominantes du temps, le peuple des hébreux dans la suite de ses générations est finalement sorti de l’exil et a retrouvé sa terre.
Mais la solidité de cette foi qui ne s’est pas démentie pendant le temps de l’exil est aujourd’hui testée, surtout chez les juifs qui continuent à vivre en dehors de la terre d’Israël. N’est il pas légitime de s’interroger sur l’authenticité de la foi du juif qui continue de vivre en exil, alors que l’exil est arrivé à son terme et qu’il a la possibilité de se retrouver sur sa terre ? Ne révèle t’il pas le contenu de sa foi ? Sa foi n’était pas (réellement) de sortir d’exil, puisque l’exil est arrivé à son terme et qu’il ne rentre pas chez lui. Et le basculement de la foi à la croyance s’opère subrepticement. Le juif qui continue de vivre en exil aujourd’hui perd sa foi et se découvre croyant, et se met à raisonner comme ses contemporains de son temps et de son pays d’exil. Il doute, et il s’intègre au concert des nations, il s’assimile à la marche générale des croyants qui revendiquent leur droit à douter, à douter de tout, même de ce qui pourrait apparaitre, pour d’autres, comme de simples évidences.
De leur côté les Israéliens continuent dans leur foi, la foi dans le fait que c’est bien dans leur pays qu’ils sont, et leur histoire peut se poursuivre conformément au projet qu’il reste à accomplir et qui nous est communiqué à l’avance dans les récits de notre tradition.
De la même manière que l’humanité est divisée en deux camps, ceux qui croient d’un côté et qui offrent un avenir illimité à leurs doutes, et ceux qui ont la foi de l’autre, qui sont une petite minorité, et qui espère pouvoir, un jour sortir du doute, les juifs d’origines hébreux sont également en train d’être séparés en deux camps distincts. Ceux qui persistent à vivre en exil malgré l’événement récent de notre histoire qui a permis de restaurer la nation d’Israël, et ceux qui ont fait le choix de vivre sur leur terre pour participer à l’avenir de leur nation, et qui peuvent petit à petit sortir du doute et révéler leur foi authentique et véritable.
Olivier Cohen