Nous connaissons tous ces pages du Talmud :
Un Jeune homme de 30 ans entre dans un hôpital à cause de grosses difficultés respiratoires et nécessite d’urgence d’être branché à un respirateur. Mais le seul respirateur de l’hôpital est déjà branché sur un patient de 85 ans.
Alors inévitablement se pose la question : Que faire ? débrancher « le vieux » pour sauver le « jeune » ?
Après des heures de discussions et de controverses la réponse tombe : On ne débranche personne quel que soit son âge, et peu importe son âge. La personne plus jeune est arrivée dans des conditions existantes et il faut réussir à la sauver en tenant compte du contexte, de l’environnement et des contraintes préalables.
Bien évidemment cette situation nous parle plus que jamais, dans cette période particulière et inédite que nous traversons, et même si officiellement on nous dit que nous n’avons pas eu à faire de tels arbitrages en France, et que nous avons évité la catastrophe d’un cheveu, alors que hôpitaux étaient bondés, surchargés, et qu’ils commencent seulement maintenant à se vider un peu, il existe des voix non autorisées qui nous assurent que dans certains services de réanimation en France il a fallu faire des choix.
Cette crise aussi dramatique soit elle aura peut-être eu au moins un mérite, celui de remettre un certain nombre de valeurs indispensables au centre de notre société. Et notamment le rapport que nous avons avec la vieillesse et le vieillissement.
Nous vivons dans un monde moderne dans lequel on ne supporte plus l’idée de perte, de disparition, de vieillissement. Les signes de cette situation sont multiples et on peut citer le phénomène du jeunisme qui a envahi nos sociétés, les personnes de tout âge qui se déplacent en trottinette, ces adultes qui passent leur journée ou presque, à se divertir, à jouer sur leur téléphone portable ou à regarder ces séries dont le format est adapté aux jeunes, le discours branché qu’adoptent certains adultes pour ne pas paraitre décalés, les tenues vestimentaires…
Le langage des adolescents a envahi notre mode de vie, et nous enjoint de l’utiliser pour éviter d’être considéré comme un « vieux ».
Cela se retrouve également dans le vocabulaire : on est qualifié de jeune jusqu’à un âge très avancé dans la vie, on n’a plus le droit de parler de vieux. « Personnes âgées » est presque un gros mot. Non il faut employer le mot de « senior », et encore, à partir d’un certain âge, parce que traiter de senior une personne qui n’est encore qu’adulte est totalement indélicat.
Bref, tout cela a été plusieurs fois analysé, et dévoile parallèlement au moins deux attitudes et deux motivations de nos sociétés modernes. La première est le renoncement à la responsabilité individuelle qui normalement s’impose à chacun de nous, le second est ce refus de la mort et cette exigence d’éternité, à laquelle nous avons désormais « presque » accès.
Dans cet environnement il est alors normal de ne pas vieillir, et du coup, jeune et vieux se retrouvent presque au même niveau puisqu’évoluant sur le même terrain.
Ce que cette crise aura probablement contribué à dévoiler, c‘est de nous faire prendre conscience de la place indispensable des « vieux » dans nos familles et dans nos sociétés. Cette fragilité retrouvée, nous permet de porter un regard renouvelé sur la vieillesse et de reconsidérer son apport essentiel dans notre société
Les personnes âgées sont un lien, un passage, un trait d’union entre les générations, elles constituent notre passé, notre mémoire, représentent la possibilité de transmission des cultures des traditions et des connaissances, elles sont capables de sagesse. Ces personnes ne sont plus jeunes, elles ont perdu un certain nombre de choses avec le temps, mais nous apportent un lien, une présence, une connaissance avec notre histoire individuelle et collective.
Etrangement dans cette période, on nous demande de faire la différence entre jeune et vieux, de pouvoir distinguer le jeune du vieux peut être pour « débrancher » le vieux et laisser vivre le jeune, ce qui ressemble étonnamment à cette prière silencieuse d’Abraham pendant qu’il monte sur le Mont Moriah avec son fils Isaac. Les vieux ont leur place dans le monde, une place indispensable, incontournable, qu’il faut continuer à occuper et que notre monde, qui va décidément beaucoup trop vite, avait failli nous faire oublier en refusant l’idée du vieillissement. Essayons de ne pas oublier que si nous voyons plus loin que nos anciens, c’est parce que nous sommes des nains assis sur des épaules de géants.
Et subitement nous retrouvons une compassion, non, bien sûr, ce n’est pas le terme, il est trop en surplomb, plutôt une solidarité, une affection particulière et authentique, pour les personnes âgées qui retrouvent la place qui est la leur aux yeux de la société et de la famille.
Mais avec cette vulnérabilité retrouvée le sens de la vie reprend alors ses droits. Nous sommes créés en vue de mériter l’être que nous avons reçu à la naissance. La finalité de l’existence c’est de mériter d’avoir été créé.
Et du coup il se peut qu’à chaque instant, à chaque seconde de notre vie, nous nous perdions ou que nous nous acquérions. Chacun de nos actes fait pencher la balance du bon ou du mauvais côté, nous sauve où nous perd, et il faut apprendre cela et l’oublier très vite car on ne peut pas vivre avec le poids d’une telle rigueur, d’une telle discipline. Et pourtant c’est comme cela que ça fonctionne. Nous passons tous à chaque instant de notre vie un test, une épreuve. Chaque instant présent, chaque seconde suspendue, avant qu’elle ne s’envole, nous donne l’occasion de nous accomplir, de regarder nos erreurs, de les rattraper, de les recouvrir, de les corriger, de réussir ou d’échouer, de nous sauver ou de nous perdre.
Cette perspective lorsqu’elle s’applique aux personnes âgées devient terriblement plus exigeante, plus difficile, plus impitoyable, et pourtant c’est ainsi que notre tradition parle. Il faut profiter de chaque seconde pour améliorer notre dossier.
Au lieu de laisser filer les heures il faut essayer de retenir chaque seconde.
Cela fait penser à cette personne âgée qui est passée à côté de sa vie, et qui d’un seul coup, se retourne, regarde en arrière, et prend conscience de sa vie, du fait qu’elle avait la capacité à agir sur les choses, qu’elle avait ce libre arbitre qui lui a donné la possibilité à chacun des instants de sa vie de pouvoir agir sur les choses, de pouvoir transformer les choses, de pouvoir utiliser sa pensée, sa parole ou sa capacité à agir pour améliorer son monde, pour le transformer.
Elle pense qu’elle est perdue.
Et pourtant non, ce dévoilement, même tardif, n’est pas vain, car il est toujours possible de revenir en arrière et d’utiliser la seconde qui vient, celle qui va bousculer celle qui était devant elle, pour se mettre au présent et attendre d’être à son tour éjectée par la suivante, pour faire jouer notre capacité à agir sur les choses, et faire pencher la balance du bon côté.
Cela donne peut-être une autre dimension à la vieillesse. Être vieux c’est peut-être aussi avoir une chose à dire ou à faire que l’on n’a toujours pas réalisée, et il faut utiliser la seconde qui vient, cette seconde suspendue avant qu’elle ne s’envole, pour l’accomplir avec délicatesse et précaution.
Alors profitons de ce moment privilégié, où l’on a enfin le droit d’être vieux, pour utiliser, préserver transmettre un peu de cette sagesse des anciens, et réaliser ce qu’il nous reste à accomplir, pour réussir notre vie.
Olivier Cohen
Co-Fondateur du site www.manitou-lhebreu.org