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HÉRITAGE ET FIDÉLITÉ

Haim Rotenberg

פרקי אבות פרק א, משנה א: משֶׁה קִבֵּל תּוֹרָה מִסִּינַי, וּמְסָרָהּ לִיהוֹשֻׁעַ, וִיהוֹשֻׁעַ לִזְקֵנִים, וּזְקֵנִים לִנְבִיאִים, וּנְבִיאִים מְסָרוּהָ לְאַנְשֵׁי כְנֶסֶת הַגְּדוֹלָה. הֵם אָמְרוּ שְׁלשָׁה דְבָרִים: הֱווּ מְתוּנִים בַּדִּין, וְהַעֲמִידוּ תַלְמִידִים הַרְבֵּה, וַעֲשׂוּ סְיָג לַתּוֹרָה.


Les Pirké Avot — traité des Pères — sont un ensemble de michnayot qui traitent de morale pratique. Or, le titre hébraïque de ce traité place cet enseignement de la morale dans la perspective d’un héritage, c’est-à-dire transmis par les Pères. Ce titre indexe l’enseignement de la morale à l’indice paternité.
C’est l’être Père qui a la capacité, la prérogative d’enseigner la morale, alors que c’est le maître qui enseigne la Thora, la loi.
Ce courant de transmission d’un héritage culturel entre cette manière d’être “père” et la manière d’être “fils” – qui semble lui être opposée – est d’ailleurs un sujet qui préoccupe la génération actuelle dans les différentes dimensions de ce que l’on appelle dans la civilisation occidentale, la contestation.
Cette première question restera donc en filigrane : pourquoi l’enseignement talmudique a-t-il tenu à attribuer l’enseignement de la morale pratique, de la pédagogie morale au Père, alors qu’habituellement l’enseignement de la tradition passe plutôt par la personnalité du maître ?

  1. MUTATION D’IDENTITÉ


Il existe une sorte de “bipolarité” d’identité dans la société hébraïque, entre d’une part Abraham, qui est le prototype du Père (c’est d’ailleurs inscrit dans son nom : le père élevé אב-רם), et d’autre part Moïse, le maître. Ce parallèle entre héritage par Abraham et fidélité par Moïse se retrouve dans l’histoire contemporaine de l’identité juive qui fait actuellement l’objet d’un immense travail de mutation. Mutation porteuse d’un certain nombre de crises tant historiques qu’idéologiques ou politiques, déjà indiquées dans l’enseignement des Pirké Avot. Ces thèmes de l’enseignement de la tradition hébraïque concernent donc un problème très précis, celui d’un travail d’enfantement, de mutation, de l’identité juive contemporaine, travail qui s’inscrit à l’intérieur des crises de croissance de l’humanité de notre temps.


Cette mutation d’identité est analogue à ce qui s’est passé il y a plus de trois mille ans, au temps de la sortie d’Egypte. Un ensemble de communautés juives procédant de paysages culturels différents, d’équations personnelles différentes, se trouvent en marche vers une identité réunificatrice qui se dessine déjà, non sans problèmes.
La Bible raconte, qu’au temps de la sortie d’Egypte, le peuple hébreu était formé de tribus, de familles, qui prenaient conscience de leur identité “Israël” d’abord à l’échelle individuelle. Et le travail de mutation qui s’est produit en ce temps-là a consisté à tenter de faire exister une nation à partir d’un ensemble de définitions individuelles ou de fidélités personnelles, à essayer de donner une extension collective à l’héritage des Patriarches à travers différentes fidélités personnelles qui pouvaient être contradictoires entre elles, et donc génératrices de conflits.
De notre temps, la démarche de mutation est très analogue. En effet, à partir de toutes les communautés de la galout — de l’exil juif —, chacune à sa manière, se dessine un mouvement d’unification d’identité autour du fait “Israël”. Il est donc inévitable, comme au temps de la sortie d’Egypte, que cette mutation contemporaine soit également génératrice de conflits et de problèmes.
La société de l’Israël contemporain se trouve confrontée à des situations que la Bible a déjà décrites, et qui sont reprises par le Talmud, en particulier par les Pirké Avot.
— De notre héritage d’Abraham vient le principal problème d’identité concernant le destin d’Israël : le conflit judéo-arabe. D’une part, la filiation d’Israël à travers Isaac en Abraham et, d’autre part, celle du monde arabe à travers Ismaël, en Abraham lui aussi. Et cette première polarité sur le thème de l’héritage d’Abraham, comme le raconte la Bible, redevient un problème contemporain, de mutation d’identité, qui nous concerne centralement.
— Notre relation de fidélité à Moïse, en tant que maître d’Israël, est la cause d’un conflit ou d’une opposition, dans la société d’Israël aujourd’hui, entre une identité juive qui se définirait comme “religieuse” et une identité juive qui se définirait comme “non-religieuse”.
Deux conflits essentiels menacent donc l’avenir de cette gestation d’identité d’Israël. L’un par la périphérie, c’est le conflit judéo-arabe, qui se situe à l’intérieur de l’identité d’Abraham, l’autre au centre, c’est le conflit entre judaïsme religieux et judaïsme laïque — pour employer des termes de la civilisation occidentale — qui, lui, se situe à l’intérieur de toute l’histoire des rapports entre Moïse et la société d’Israël de son temps.
A travers ces deux sortes de conflits, on retrouve également le conflit des pères et des fils. A l’échelle de la personne humaine, certains — ce sont ceux-là les pères — se définissent par communion absolue avec Israël comme identité collective, et dans une fidélité collective à l’héritage de tous, et d’autres se définissent seulement dans une relation individuelle. Le conflit entre les pères et les fils ne fait que traduire au niveau de l’existence individuelle, le travail de gestation d’une harmonie qui se cherche entre une identité collective et une identité perçue à l’échelle individuelle.
Derrière ces thèmes de l’enseignement traditionnel, tels que les présente la Michna, et tels qu’ils sont formulés de façon plus précise encore dans les textes des kabbalistes, apparaît le thème d’un conflit métaphysique entre forces de la patience et forces de l’impatience. Dialectique entre patience et impatience, très parallèle à la dialectique entre l’Etre père et l’Etre fils, à la dialectique entre l’identité collective et les droits de l’existence individuelle ; et surtout dialectique entre la perspective de l’héritage et la perspective de la fidélité.
La notion qui récapitule l’ensemble de ces thèmes est une notion très paradoxale du vocabulaire biblique lorsqu’il désigne l’identité d’Israël. En hébreu c’est זרע קודש.


1. זרע קודש- POSTÉRITÉ SAINTE

זרע — signifie une postérité, une descendance. C’est donc une allusion à une identité qui se reçoit par héritage, sans que ne s’introduise aucune option idéologique, sans qu’intervienne le critère du mérite de fidélité à un certain nombre de valeurs qui dépasseraient l’hérédité pure et simple.
Mais le terme de זרע — postérité — se trouve tout de suite modifié par (dans l’original : adjectif) קודש qui signifie le saint, le sacré. Il y a donc une contradiction interne dans l’expression: d’un côté Israël se définit comme l’ensemble des descendants des Patriarches par héritage, d’un autre côté, il se définit comme l’ensemble des disciples de Moïse par fidélité à un certain nombre de valeurs.
L’énoncé-même de cette expression exprime l’ensemble des problèmes existentiels qui se posent à la société d’Israël contemporaine. Que ce soit dans la diaspora — mais de façon diluée, “non dangereuse”, un peu artificielle, théorique ou académique —, ou que ce soit, et surtout, dans cette immense gestation d’identité qui se passe aujourd’hui en Israël même.
La contestation au niveau du זרע — postérité — vient des Arabes, la contestation au niveau du kodech — sainteté — vient de l’intérieur même, de ceux qui font partie de notre héritage.
L’héritage n’implique pas d’option idéologique, l’héritage se reçoit. A ce niveau-là est Juif quiconque pense / (dans l’original : suppose) qu’il l’est. Mais il existe une communauté qui, elle, définit son identité à travers la polarité Moïse par la fidélité à un certain nombre de valeurs. Il peut arriver que les intérêts de l’héritage ne coïncident pas avec ceux de la fidélité. C’est en tout cas ainsi que le problème se pose à la lecture des journaux, à l’écoute des événements, quand le niveau d’approche des problèmes est superficiel. Mais les textes de la tradition, et en particulier les Pirké-Avot, donnent des indications de solutions. 

  1. LE PARADOXE DE L’IDENTITÉ D’ISRAËL

Il est donc extrêmement frappant de voir que ce livre des Pirké Avot, l’enseignement de la morale par les maîtres du Talmud, porte ce titre d'”Enseignement des Pères”, alors qu’habituellement la sagesse vient des maîtres, c’est-à-dire de Moïse. Or il est dit au nom de cette sagesse même, que ce qui fait l’identité morale et spirituelle d’Israël vient d’abord des Pères. Que le livre du moussar, que le livre de la morale s’appelle “Enseignement des Pères”.
Un autre enseignement de la Guémara Berakhot est très clair : bien que l’on doive réserver ce titre de Pères à ceux dont nous recevons l’identité par héritage, à savoir aux trois Patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, un certain nombre de nos maîtres peuvent être nommés “Pères en Israël”.
Le paradoxe s’approfondit lorsqu’on s’aperçoit que le premier texte des Pirké Avot commence par habiliter Moïse en tant que maître. Effectivement, la première Michna des Pirké Avot commence par rappeler la chaîne de la tradition et de la transmission de la sagesse à partir de Moïse.

Moïse reçu la Thora du mont Sinaï etc… Jusqu’à la fin

Il y a donc apparemment une sorte de paradoxe entre la définition du livre par lequel nous recevons l’enseignement de la morale propre à l’identité d’Israël, le “Traité des Pères”, les Pères étant d’abord les Patriarches, et d’autre part la première Michna elle-même, introduction du livre, qui rappelle que l’authenticité de cet enseignement passe par la transmission à partir de Moïse.
Au-delà de cette bipolarité, Israël défini par Abraham, Israël défini par Moïse, en fait, l’Israël de la pérennité, l’Israël de la suite des générations et des siècles, est un Israël qui arrive à identifier l’héritage qu’il reçoit d’Abraham et la fidélité qu’il doit à Moïse. Mais il n’en reste pas moins que tous nos problèmes, tous nos conflits viennent de l’opposition de ces deux polarités, opposition inscrite dans l’expression biblique, זרע קודש, une hérédité sainte. Or, hérédité et sainteté ne vont pas ensemble. L’hérédité est exclusive de toutes définitions spirituelles ou idéologiques et la sainteté se définit par la fidélité à des valeurs.
C’est le paradoxe de l’identité juive, derrière lequel on retrouve d’ailleurs ce problème sociologique quasi insoluble : Israël est-il une nation ou une religion ?
Le contenu de ces analyses n’a rien de contingent, il ne s’accroche pas forcément aux événements contemporains, ce sont des thèmes de réflexion et de recherche propres à nos maîtres à travers tous les siècles. Parce qu’il y a effectivement dans l’identité d’Israël un cas particulier de conciliation de ce qui  dans les autres sociétés, peut-être sans exception, a toujours été contradictoire : זרע קודש.
— זרע  — Abraham — désigne un peuple qui est là par héritage, sans qu’il faille l’authentifier à l’échelle individuelle par la relation à un certain nombre de valeurs mais, d’autre part,
— קודש — Moïse — désigne la révélation d’une loi, d’une charte d’identité qui seule peut authentifier et justifier l’identité dont on se réclame.

Pourquoi faut-il pour authentifier l’identité Père, s’appuyer sur la filiation à Moïse ? Comment se fait-il que pour désigner le Père de sa génération qui a le droit de donner les critères et les règles de la conduite, il faille une fidélité à une tradition qui se transmet à partir d’un maître ?
Bien sûr, ce maître Moïse était lui aussi un des Pères puisqu’il est le “sixième Patriarche” (vérifier si sixième) à partir d’Abraham. Moïse s’inscrit dans cette ligne des engendrements privilégiés des initiés de cette identité “Père”. Mais ce n’est pas comme tel qu’il nous est désigné. En tant que prophète d’Israël, il est désigné comme celui qui, ayant reçu la Thora, la transmet. Non pas le vecteur d’une hérédité matérielle, mais celui d’une tradition.


II. FIDÉLITÉ


Le Maharal propose une définition de l’Etre père, de cette manière d’être homme en Israël de qui, et de qui seul, on doit réclamer les directives quant à la conduite nécessaire pour réussir cette transmission d’identité qui fait Israël. L’enseignement porte sur quatre termes hébraïques qui posent exactement notre problème.
Héritage peut se dire en hébreu soit נחלה, soit ירושה.
נחלה, c’est l’héritage tel qu’il se transmet. Le père transmet à son fils une נחלה. D’où l’expression de Na’halat Avot par exemple. L’héritage que l’on reçoit des pères parce que les pères ont transmis.
ירושה, c’est l’héritage tel qu’on le reçoit, du point de vue de celui qui le reçoit. Il y a deux manières de désigner l’héritage : l’héritage tel qu’il se transmet et l’héritage tel qu’il se reçoit. Et si la transmission ne nécessite pas de critères — le père transmet à tous ses fils —, il n’en est pas de même pour la reception. N’importe quelle נחלה ne devient pas ירושה. Un héritage peut se perdre; l’héritage n’est conservé qu’en présence d’un certain nombre de critères. Et de la même manière que l’on doit authentifier l’Etre père, il faut aussi authentifier l’Etre fils.
Deux autres termes, Massora et Kabala, visent la catégorie de la fidélité, fidélité à cette tradition révélée qui nous vient à travers Moïse.
Massora, c’est la tradition en tant qu’elle se transmet, la fidélité aux valeurs en tant que les valeurs sont transmises.
Qabala, c’est la tradition en tant qu’elle se reçoit.
Ce parallèle très important conduit le Maharal à expliquer, qu’à chaque génération, est appelé “père” celui qu’il faut suivre en tant que guide, celui qui donnera les critères de choix à travers toutes les bifurcations d’identité possibles pour aller vers l’avenir. A chaque génération de passage, apparaissent des hommes en Israël qui sont nommés “pères” par référence aux Patriarches.
Si parmi tous les maîtres, seuls ceux-là sont nommés “pères”, c’est non seulement parce qu’ils ont reçu, mais parce qu’ils sont capables de récapituler en vue de transmettre. C’est dans la perspective de la plus grande récapitulation de l’identité d’Israël à l’échelle collective, pour le plus grand nombre à l’échelle individuelle, que se cherchent ceux qui sont “pères”. D’où cette formule très importante du Maharal : est père celui qui est capable de récapituler l’identité antérieure.
Corollairement, est fils celui qui reste fidèle au projet des pères.
La fidélité essentielle n’est pas la fidélité à un héritage tel qu’il se trouve être reconduit à une certaine étape de l’évolution de l’histoire d’une société. L’authentique fidélité n’est pas seulement la fidélité à l’acquis, c’est la fidélité au projet de ceux qui ont commencé cette histoire. La fidélité à l’acquis peut être une infidélité lorsqu’elle est en porte-à-faux avec la direction que doit prendre le projet de ceux qui ont commencé. En d’autres termes — assez paradoxaux — les véritables pères sont les fils dans la mesure où ils sont fidèles au projet des pères, et les véritables fils sont les pères dans la mesure où ils ne sont plus fidèles, eux-mêmes, au projet de leur propre père.
Dans le récit de Qora’h qui contestait Moïse, le texte utilise une expression assez extraordinaire : ובני קרח לא מתו et les enfants de Qora’h ne sont pas morts. Cela signifie que les enfants de Qora’h n’ayant pas fait partie de la contestation contre Moïse ne sont pas morts.

Le langage traditionnel emploie cette expression — qui est d’ailleurs passé en hébreu moderne — dans un sens un peu différent : Qora’h est mort, mais la contestation de type Qora’h n’est pas éteinte.

Mais on peut aussi y trouver un sens très consolateur. Si les enfants de Qora’h ne sont-ils pas morts, c’est parce qu’ils sont restés des Banim. Ils ont gardé une forme de fidélité qui les fait nommer des “fils”, donc ils ne sont pas morts de la faute de leur père. Le message de ce verset est extrêmement important : ceux qui sont capables de fidélité à leur propre héritage, arriveront finalement à résoudre les problèmes de leur fidélité à l’héritage collectif.

Ces thèmes de réflexion sont des thèmes permanents de l’histoire juive, mais ils expriment surtout une préoccupation journalière concernant ces problèmes d’identité à l’échelle individuelle. Suffit-il de se réclamer de l’héritage, ou faut-il aussi faire preuve d’une fidélité à certains critères, pour être dans l’authenticité ? Nous sommes dans une génération qui a besoin de “pères”, d’hommes, parmi les Maîtres, qui indiquent les directions de l’avenir, à travers le carrefour des bifurcations possibles.
C’est d’autant plus important que la dernière prophétie fait allusion à ce problème :
וְהֵשִׁיב לֵב אָבוֹת עַל בָּנִים וְלֵב בָּנִים עַל אֲבוֹתָם— et il ramènera le cœur des pères vers celui des enfants et le cœur des enfants vers celui de leurs pères
Ce verset — qui est la dernière prophétie de Malachie — fait allusion à la venue du prophète Elie. La fonction du prophète Elie, annonciateur du messie, n’est pas de dire quelle est la loi — la loi est déjà connue — elle est de ramener le cœur des pères vers celui des enfants et le cœur des enfants vers celui de leurs pères.
L’absence de symétrie de ce verset est extrêmement frappant. Le verset dit que le prophète Elie aura pour tâche de ramener “le cœur des pères vers les fils”, mais le cœur des fils vers leurs pères. Lorsque ce mouvement de réconciliation provient des pères, il va vers les enfants en général, vers l’Etre fils en général. Mais le mouvement inverse, celui qui provient des fils, doit s’effectuer par rapport à leurs propres pères.

La contestation des enfants d’Israël entre eux concerne la légitimité par la fidélité.
Un mouvement de réauthentification s’effectue par l’identité d’Abraham, והשיב לב אבות אל בנים, et l’identité d’Abraham est donnée à tous les banim, à tous les enfants d’Israël de façon indifférenciée, mais, Wéhéchiv lev banim al avotam, le retour du cœur des enfants d’Israël doit se faire par rapport à leurs propres parents.
On ne pourra jamais résoudre les problèmes de relation entre l’identité personnelle et l’identité collective en Israël, si on ne commence pas par résoudre ses propres problèmes de relations parentales. C’est ce qui apparaît clairement dans les conflits idéologiques qui portent sur l’identité d’Israël aujourd’hui dans la société israélienne : ce sont d’abord des conflits d’identité à l’échelle familiale qui se répercutent ensuite sur des questions idéologiques, spirituelles et morales.
C’était déjà indiqué dans ce verset sur la fonction d’Eliahou Hanavi.

Cette notion extrêmement importante de la tradition juive permet de comprendre la solution à apporter à cette opposition si fréquente entre la participation par héritage et la participation par fidélité. De toute évidence, ces deux polarités doivent être complémentaires, mais dans la réalité, elles risquent d’être l’occasion de conflits, parce que l’héritage est exclusif de critères. Les critères sont subjectifs, les critères sont de l’ordre du droit de l’individu à dire ce qu’il pense être la vérité de sa propre identité, alors que la fidélité implique la relation à des valeurs transcendantes transmises par tradition et non pas découvertes par intuition.


III. LE ‘HIDOUCH

Lorsque héritage et fidélité convergent, coïncident, apparaît ce que l’on nomme en hébreu le ‘hidouch — le renouvellement. Le ‘hidouch est authentique s’il est capable non seulement de garder intacte toute l’extension de l’héritage, mais également de faire passer cet héritage dans le sens de la fidélité au projet essentiel de l’origine. Ce n’est pas une perpétuation purement statique qu’il faut arriver à reconduire, mais la réussite du projet de l’origine. C’est là qu’apparaît le ‘hidouch, le renouvellement.
Il est frappant de voir que chaque fois qu’un problème grave se pose du point de vue de la transmission de l’identité dans la société d’Israël, apparaît l’homme capable du ‘hidouch, du renouvellement. Mais tous les ‘hidouchim, tous les renouvellements, ne sont pas authentiques.
Seul celui du Av, du père, doit être retenu, le père étant, d’après la définition maharalienne, celui qui est capable d’indiquer, dans le carrefour des options possibles, la route par laquelle passe la solution entre cette opposition possible de l’héritage et de la fidélité. Ce titre a été donné aux Patriarches parce qu’ils étaient capables de récapituler l’identité antérieure. Il a également été donné par la Massékhet Avot aux maîtres de la Michna, les anché kenesset haguedola*  et leurs héritiers, qui ont fondé l’identité de notre société juive il y a 2000 ans.
En effet, il est frappant de voir que la michna rattache le ‘hidouch authentique à l’expression” Thora léMoché miSinay” — Thora [venant] de Moché au Sinaï. Chaque ‘hidouch , chaque renouvellement, tant au niveau de l’être qu’au niveau de la connaissance ou de la sagesse, n’est frappé du sceau de l’authenticité que lorsqu’il peut être rattaché à l’enseignement de Moïse.
Les Patriarches nous délivrent une identité à reconduire jusqu’à la fin des temps pour la réussir, mais les règles de la réussite de cette histoire nous viennent de l’enseignement de Moïse. C’est dans la convergence de ces deux identités qu’apparaît le ‘hidouch .


1. Joseph et ses frères.

Une telle convergence est racontée en filigrane dans la Bible au moment de la rencontre entre Joseph et ses frères.
Lorsque les frères de Joseph le rencontrent en Egypte, Joseph leur pose la question suivante : יש לכם אב או אח — Avez-vous un père ou un frère ?  Indépendamment de son inquiétude personnelle de savoir si son père et son frère — Jacob et Benjamin — sont encore vivants, cette interrogation est déjà un interrogatoire. Il s’agit de savoir si l’identité d’Israël est encore vivante chez les frères de Joseph restés dans le pays de Canaan. Voilà donc la question qui est posée brutalement : Avez-vous un père ou un frère ? Etes-vous capables de l’héritage et de la fidélité ensemble ?
Et la réponse amène le ‘hidouch . Ils répondent :
יש לנו אב זקן — Nous avons un père Vieux, très ancien. Autrement dit, l’héritage vient de très loin,
וילד זקנים קטן — et un petit enfant de la vieillesse. Mais en hébreu cela signifie capable de ‘hokhma  — de sagesse.
Les enfants de Jacob ont dit à Joseph qu’ils avaient un petit frère, l’expression en hébreu est : וילד זקונים קטן — un enfant de vieillesse petit —, l’enfant que Jacob avait eu en dernier, le benjamin. Mais en hébreu le terme de זקן ne signifie pas seulement vieux, mais aussi : זה קנה חכמה — celui qui a acquis cette forme de sagesse provenant de la durée de la vie, du temps d’expérience, cette forme d’expérience qui vient généralement avec l’âge, mais qui peut être acquise à n’importe quel âge. C’est pourquoi on appelle Zaken  le ‘hakham, celui qui est sage. Yéled Zékounim  signifie donc autant l’enfant de la vieillesse, que l’enfant destiné à la plus grande sagesse puisque c’est l’enfant né lorsque le père était le plus sage.
La dernière chance d’Israël, c’est Benjamin.
La réponse des frères à Joseph,  très dense en hébreu, est : non seulement nous avons le Av Zaken, la plus grande ancienneté de patrimoine, d’héritage, mais nous avons également Yéled Zékounim Katan, le germe du plus grand avenir possible.
Il reste à savoir si les frères sont vraiment des frères.

Et la suite du verset est d’une extrême gravité : ואחיו—son frère, il s’agit de Joseph, est mort.

La Thora ne mentant jamais, comment peut-elle citer les enfants de Jacob disant que Joseph est mort alors qu’il est vivant ? De plus, dans ce dialogue, à un premier niveau, Joseph a déjà reconnu ses frères et ses frères ne l’ont pas encore reconnu ; mais tout se passe comme si à un deuxième niveau, ce sont les frères qui savent qui est Joseph, et c’est lui qui veut savoir si les personnes présentes devant lui sont vraiment Israël. Lorsque les frères de Joseph disent : et son frère est mort, ils disent en quelque sorte que cette manière d’être de Joseph, qui consistait à être capable d’être “frère”, cette manière- là était morte.

Il y avait donc en Israël toutes les garanties de l’authenticité d’Israël, aussi bien la relation à l’héritage —un père Vieux —  que la relation au ‘hidouch  par la fidélité à l’héritage, un petit enfant de la vieillesse, le benjamin de la dernière chance. Mais cependant, il manquait l’aide qui devait être apportée à cet Israël par Joseph, qui resté à l’extérieur, détenait les clés de la puissance dans l’Egypte de ce temps.
La lecture contemporaine d’un tel thème est suffisamment claire; c’est ce que nous sommes en train de vivre très intensément en Israël. Nous avons le père très ancien, nous avons le fils le plus petit, mais celui qui est capable d’être le frère est resté à l’extérieur, et l’on on ne sait pas s’il est vivant en tant que frère.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’un temps de mutation apparaît, les deux dimensions sont nécessaires.


2. Les fils de Job.

Un parallèle entre le début du livre de Job et le début du Talmud permet une deuxième approche du problème.
Le livre de Job en lui-même apparaît assez mystérieux à simple lecture, puisque, même si l’on comprend la leçon tirée de la souffrance de Job, on ne comprend pas les raisons de sa souffrance, de ses épreuves. Lui-même ne les comprend d’ailleurs pas, ce qui rend plus tragique encore cette souffrance, d’autant plus que la Bible a pris la précaution de préciser que Job est un Juste parfait qui n’a jamais fauté.
Et pourtant il souffre, il est éprouvé. Il est évident qu’il s’agit d’un Juste. Mais il n’est pas possible que sa souffrance ne soit pas justifiée
Une distinction s’impose entre les fautes d’actes, les fautes au niveau des actes, et la faute d’Etre, la faute au niveau de l’Etre.
Le mal Etre, opposé au mal Faire.
Job n’avait jamais commis de faute au niveau de l’acte, il n’avait jamais fait de mal. Mais il est éprouvé au niveau de l’être.
L’extrême beauté des fils de Job est un thème quasi légendaire dans la littérature talmudique. C’était plus qu’une légende, c’était une réalité, ils étaient très beaux. Les fils et les filles de Job, étaient heureux, et passaient leur temps à se rendre visite l’un l’autre, chaque jour de la semaine, et à festoyer.
Or, chaque lendemain de festin, Job offrait un sacrifice d’expiation préventif, au cas où, dans l’enivrement du bonheur, un de ses enfants aurait blasphémé. La faute ne se situait pas au niveau de l’acte. L’homme Job n’avait fait aucune faute, mais il y avait un doute d’identité sur la relation entre l’héritage et la fidélité.
Il n’y avait absolument aucune faute au niveau des actes, mais si Job n’était pas sûr de ses enfants, cela signifie qu’il n’avait pas été capable de faire passer à la génération suivante la fidélité nécessaire pour authentifier l’héritage.

La Guémara commence d’ailleurs par un enseignement analogue.
La première des questions posées par la première michna de Bérakhot , est de savoir quel temps nous est donné pendant le temps de la nuit pour dire la lecture du Chéma’  du soir.

Un des principes liturgiques fondamentaux du judaïsme est de proclamer l’unité de Dieu à chaque expérience de temps de passage. En particulier, le moment où l’on quitte le jour pour entrer dans la nuit — donc le soir — et le moment où l’on quitte la nuit pour entrer dans le jour — donc le matin — est le temps de proclamer l’unité de Dieu. Car c’est dans ces temps de passage d’un monde à l’autre, du jour à la nuit et de la nuit au jour, mais aussi, à la limite, de ce monde-ci au monde à venir, c’est dans ces temps de passage qu’apparaît le doute quant à l’unité de Dieu. C’est pourquoi on dit le Chéma’ au moment de la mort.
Chaque fois que l’homme passe d’un cycle à un autre apparaît le doute quant à l’unité de Dieu. S’il y a deux mondes aussi différents, peut-être y a-t-il aussi deux divinités ? C’est donc aux moments de Ma’avar, de passage, que doit être affirmée la fidélité à l’héritage antérieur.

La Michna rapporte une discussion entre les rabbins à ce sujet. Rabban Gamliel est d’avis que la mitsva de proclamer l’unité de Dieu peut être accomplie pendant toute la nuit, alors que l’ensemble des maîtres ne retiennent que jusqu’à minuit. Or, la Michna, rapporte le cas des enfants de Rabban Gamliel qui, étant allés à un festin, avaient laissé passer minuit sans dire le chéma’. Ils ont alors demandé à leur père s’ils pouvaient encore dire le Kiryat-Chéma’ du soir.
Pourquoi ont-ils questionné leur père, alors qu’ils connaissaient son opinion : “toute la nuit” ? Précisément parce qu’ils n’avaient pas le droit de suivre l’opinion de leur père alors que la majorité avait tranché autrement. Et Rabban Gamliel leur a expliqué que le temps de la mitsva était toute la nuit, comme il le disait, mais que la majorité avait décidé d’entourer la Thora — siyag laThora — d’une précaution supplémentaire. Il voulait dire qu’il pensait comme les autres parce que les autres pensaient comme lui, mais que les autres avaient rajouté une précaution.
Il s’agit du même récit. Mais alors que dans l’histoire de Job, l’atmosphère est celle de l’échec, dans l’histoire de Rabban Gamliel, c’est celle de la réussite. Les enfants de Job allaient à un festin mais leur père avait peur non seulement qu’ils oublient de dire le Chéma’, mais que dans l’enivrement existentiel de l’euphorie d’exister, ils blasphèment. Les enfants de Rabban Gamliel, eux, en sortant du festin, demandent à leur père, s’ils ont encore le droit de dire le Chéma’.
On apprend des commentaires que les enfants de Job étaient arrivés à la “réussite de l’héritage”, et qu’il n’y avait plus rien après qui soit la fidélité au projet. Ils allaient à des fêtes de “fin de temps”. L’existence humaine ayant réussi en eux, ils occupaient leur temps — et le texte est très clair à ce sujet —, chaque jour de la semaine l’un chez l’autre, à festoyer : il n’y avait plus de ‘hidouch.
Les enfants de Rabban Gamliel, eux, étaient allés à un festin de mariage, ce qui signifie qu’il y aura des enfants : il y aura ‘hidouch.
Effectivement, l’échec survient lorsque la fidélité à l’héritage ne s’accompagne pas d’une fidélité au projet, et aussi lorsque la fidélité tourne à vide et ne concerne pas l’identité qu’il s’agit de reconduire.

3. La rivalité.

Ce foisonnement d’issues possibles, qui constitue le ‘hidouch — le renouvellement—, est en lui-même porteur de rivalité et de contestation. Chacun selon son équation personnelle risque de voir le vrai ‘hidouch dans telle ou telle direction. La nécessité même du ‘hidouch , de la remise en jeu de l’identité, pour réussir la fidélité au projet, mène à la rivalité.
C’est très net dans le récit des explorateurs et dans celui de Qora’h. La contestation des explorateurs portait sur l’héritage d’Abraham : ils ne voulaient pas d’Erets-Israël, l’héritage d’Abraham. La contestation de Qora’h portait sur l’enseignement de Moïse : il ne voulait pas des critères de la fidélité tels que Moïse les avait enseignés.

Au début de la Sidra Wayétsé — lorsque Jacob sort de chez ses parents, à Béer Chéva’, pour aller prendre femme dans le pays de Laban —, la Thora rapporte qu’il passe la nuit dans un certain endroit. Pour se garder des bêtes sauvages, il place des pierres autour de sa tête comme protection.
Le Midrach interprète une particularité du texte :
Le premier verset dit qu’il a pris des pierres, et lorsqu’il se réveille, le texte dit qu’il érige la pierre en stèle. Le Midrach explique que les pierres — au nombre de 12 — se disputaient, chacune réclamant l’honneur de servir d’oreiller au juste. Pour les récompenser de ce zèle, Dieu les a unifiées. Ce Midrach enseigne effectivement que le ‘hidouch  — la multiplicité des renouvellements — mène à la contestation et à la rivalité.
Ces 12 pierres préfigurent les 12 tribus d’Israël, les luttes des 12 tribus — nous dirions aujourd’hui : des tendances, des partis, des différentes communautés. Chacune d’entre elles réclame l’honneur d’être celle sur laquelle repose la tête du Juste. Mais si Dieu les a unifiées,  c’est parce que leur contestation était Lichma, non pas “désintéressée” — une contestation n’est jamais désintéressée — mais elle se faisait au nom d’intérêts supérieurs, et non d’intérêts égoïstes.

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