Bechallah : la générosité partout

Israël, révélateur de la générosité

    Shémot, XIV, 19 – 21 : « Le messager de Dieu, qui marchait en avant du camp d’Israël, passa derrière eux : la colonne nébuleuse cessa d’être à leur tête et se fixa en arrière. Elle passa ainsi entre le camp égyptien et celui d’Israël : pour les uns il y eut nuée et ténèbres, pour les autres la nuit fut éclairée ; et, de toute la nuit, les uns ne s’approchèrent point des autres. Moshé étendit sa main sur la mer, et le Seigneur fit reculer la mer, toute la nuit, par un vent d’est impétueux, et Il mit la mer à sec, et les eaux furent fendues ».

    La générosité de Dieu pour Israël est sans limite : au top moment, nuit noire pour les Égyptiens, et nuit éclairée pour les Hébreux. Par ces trois versets, la Torah définit la générosité par excellence. Il s’agit du fondement de la grâce du Nom du Seigneur. L’Unité des valeurs englobe d’un lien indéfectible les médiations de grâce et de rigueur, ensemble, au plus haut sommet imperceptible (Rav Kook, Lettres, III, 207).
Dans le lashon haqodesh, la langue de sainteté de la Torah, ces versets se suivent et sont composés chacun de soixante-douze lettres, ce qui est exceptionnel. Pour comprendre cette extrême générosité de la part du Seigneur qui intervient dans l’histoire humaine, nos Sages du Zohar, et à leur suite, entre autres, Rabi Avraham Ibn ‘Ezra, dans son commentaire, indiquent que l’équivalence numérique de חסד générosité, est de 72. Ce n’est donc pas fortuit si ces trois versets se suivent car ils conjuguent le grand Nom du Seigneur, Hashem hamefourash, par lequel arrivent, d’un seul tenant, la défaite des égyptiens idolâtres avec le triomphe des Hébreux qui suivent le projet du Créateur, jusqu’à ce qu’il aboutisse forcément.

La première générosité

    Selon Rashi, la première générosité en faveur d’Israël fut, dans le premier verset, d’intercaler le messager de Dieu entre Israël et les chars égyptiens qui les visaient avec leurs flèches et leur jetaient des pierres. Or l’expression jeter des pierres nous rappelle la sanction par la lapidation d’une personne qui aurait fauté par idolâtrie, ou qui aurait transgressé le Shabat en public, ou qui aurait outrepassé les lois sexuelles. Car les Hébreux sortis d’Égypte avaient atteint le dernier degré supportable d’idolâtrie. Rashi commente que le verset emploie le Nom de Dieu Élohim sous son attribut de rigueur, et donc qu’ils étaient en train d’être jugés au ciel, pour être délivrés ou pour être perdus. À chaque étape de notre histoire, une délibération de justice céleste nous accompagne car il y a confrontation entre la liberté humaine et les valeurs.

    La clause de chacune des dix plaies avait été remplie : « Laisse sortir mon peuple, sinon tu seras frappé…», et elles avaient déjà toutes eu lieu. Mais si Dieu, dans sa directive de Justice rigoureuse, permet le fait que les Égyptiens les poursuivent, c’est qu’Israël appartenait encore à la clause d’exil égyptien, Shémot, XIV, 10 : « Et le Pharaon s’approcha, et les Enfants d’Israël levèrent les yeux, et voici : l’Égypte était à leur poursuite, et ils eurent très peur ; et les enfants d’Israël crièrent vers le Seigneur ». Rashi commente la raison de leur peur : « Ils ont vu le prince céleste de l’Égypte venir du ciel pour aider l’Égypte ». Chaque nation possède un ange tutélaire, un mentor céleste qui plaide pour elle au Tribunal céleste. Or, en stricte justice, l’Égypte avait déjà payé le prix de son oppression exagérée sur Israël par les dix plaies. Les Hébreux, levant leurs yeux au loin, virent dans le ciel le שר sar l’ange préposé à la défense égyptienne accourir à l’aide de l’Égypte terrestre et dire au tribunal céleste : ceux-là sont idolâtres mais ceux-ci aussi.

    Le Maharal, dans Guevourot Hashem, suggère qu’il y aurait une onzième plaie, encore plus grande que les dix premières, selon les miracles décrits dans la Hagada de Pessa’h qui multipliera l’importance des plaies qui eurent lieu sur la mer. Les épreuves de la sortie d’Égypte ne devaient s’achever qu’après le passage de la Mer de Jonc et non à la fin des dix plaies. L’épreuve de l’armée égyptienne lancée à leur poursuite faisait aussi partie du plan d’endurcissement de Pharaon. Deux expériences de salut devaient en effet être vécues par le monde en général et par Israël en particulier, pour témoigner de l’existence d’une Providence, au-delà des conditionnements naturels les plus contraignants.

    La générosité divine devait se déployer par deux directives cumulatives. D’une part qu’elle pouvait délivrer de l’oppression humaine par la sortie d’Égypte, et ce premier évènement est commémoré au soir du Seder de Pessa’h. D’autre part, que le déterminisme des lois naturelles pouvait être brisé pour réaliser Sa volonté et sauver Israël, et ce dernier évènement est commémoré la nuit du septième jour de Pessa’h shevi’i shel Pessa’h. L’une et l’autre fondent la foi d’Israël : le Créateur de la nature déterminée dans ses lois causales depuis le début, est Lui-même le Sauveur, intervenant par individuation dans l’histoire, en tordant les lois qui organisent le lien causal. Tant que dure la nuit, l’un ne peut s’approcher de l’autre, mais lorsque la nuit de l’exil cessera avec la décrépitude des hors-la-loi, au grand bénéfice d’Israël, le lien causal entre les deux directives divines sera rétabli dans l’Unité originelle (Rav Kook, Medaber Shor, 355).
Or, si l’on ne pouvait s’échapper de cette société égyptienne, totalitaire et concentrationnaire, la sortie d’Égypte a bien eu lieu. Des camps de la mort nazis, non plus, nul ne pouvait s’échapper, et pourtant !…


La deuxième générosité

    La deuxième élévation de générosité fut vécue au second verset : les ténèbres s’appesantirent sur les Égyptiens alors que la lumière régnait chez les Hébreux. Il fallait qu’ils sachent que la protection divine leur était déployée, afin que la foi d’Israël soit fondée en leur Libérateur. Au petit matin, ils pénétrèrent dans la mer avec joie après que le vent d’est eu asséché le lit de la Mer de Jonc. Na’hshon, fils d’Aminadav, de la tribu de Yéhouda, prit les devants et s’était élancé par dévouement pour son peuple dans la Mer démontée. Il fit ainsi pencher la balance du mérite pour Israël, donnant l’exemple d’être capable d’un engagement de foi, afin d’obtenir le salut ultime, en se jetant dans les flots et entraînant avec lui tout le peuple. De plus, toute la nuit les Égyptiens ne purent s’approcher de leur cible car ils étaient écrasés par la plus épaisse obscurité. Ils étaient tétanisés, en paralysie totale, Shmouel, I, II, 9 : « Il veille sur les pas de ses adorateurs, tandis que les impies périssent dans les ténèbres, car ce n’est pas la force qui fait le vainqueur ».

    Lorsque les Égyptiens virent Israël s’avancer dans les flots mais pourtant à pied sec, ils les poursuivirent. Là ils coulèrent à pic comme le plomb dans les eaux tempétueuses, Shémot, XV, 10 : « Toi, Tu as soufflé, l’océan les a engloutis ; ils se sont abîmés comme le plomb dans des eaux puissantes ». Pour les Hébreux, à pied sec dans la joie, pour les Égyptiens, engloutis dans l’élément liquide, Shémot, XIV, 30 : « Le Seigneur, en ce jour, sauva Israël de la main de l’Égypte. Israël vit l’Égyptien gisant mort sur le rivage de la mer ». Israël vit dans le ciel l’ange tutélaire de l’Égypte se résorber, impuissant. La conciliation entre la rigueur de la destinée égyptienne engloutie, néantisée, et la générosité en faveur du peuple Israël sauvé, c’est-à-dire l’Unité des valeurs, l’Unité de Dieu, concorde avec la conception moniste de l’Unité dans la Torah : c’est lorsque tous les anges, quels qui soient, sont résorbés, unifiés, que l’Unité de Dieu apparaît.

  Le Zohar s’étonne : les anges ne sont pourtant pas sujets à la mort ? Mais l’ange tutélaire de l’Égypte, une fois la très grande civilisation égyptienne passée à la trappe de l’histoire, n’a plus lui-même aucune raison d’être et c’est, pour lui, une sorte de mort par rapport à son emprise précédente, qui paraissait totale. Nous voyons, de nos jours, que l’ange tutélaire de typologie égyptienne n’est pas mort. L’emprise de la Bête humaine sur une partie de l’humanité est bien réelle, la haine et la violence sont vivaces. Bien qu’en partie domestiqué par le creuset de fer de l’histoire, l’homme reste un loup pour l’homme.

La troisième générosité

    La troisième générosité ressort du troisième verset et elle consiste en la déchirure de la Mer de Jonc, qri’at yam souf. Ce n’est qu’après la traversée de la mer que les Hébreux furent persuadés de leur droit à la sortie de l’exil et purent entamer l’apprentissage de la liberté au désert, Shémot, XV, 1 : « Alors, Moshé et les enfants d’Israël chantèrent l’hymne suivant au Seigneur. Ils dirent : “Chantons au Seigneur, Il est souverainement grand, coursier et cavalier, Il les a lancés dans la mer” ». Auparavant désabusé, sans pouvoir se projeter dans l’avenir, sans espérance, Israël voit que la providence globale accordée par le Dieu Un à l’Égypte ne fonctionne plus. Il a compris que la providence divine lui est donnée en sa faveur, sans intermédiaire, directement, sans entremise par des anges.

    L’étroitesse de leur horizon s’est transfigurée en largesse à tous points de vue. De leurs propres yeux, les enfants d’Israël ont vu les plus fameux des prodiges. Leurs doutes s’estompent sur leur bon droit et la liberté leur est rendue. Ils atteignirent alors des sommets de compréhension de Dieu, Téhilim, XXII, 5 et 6 : « En Toi, nos pères ont eu confiance, ils ont eu confiance et Tu les as sauvés. Ils ont crié vers Toi et ont été délivrés. Ils ont eu confiance en Toi et n’ont pas été déçus ». Trois fois, la vertu de confiance en Dieu est soulignée. Il s’agit de trois étages en gradation montante de confiance en Dieu bita’hon bHashem.
C’est en étroite relation avec nos trois versets de générosité qu’Israël s’est renforcé dans la confiance en Dieu et a chassé ses doutes, ses scrupules. Ce qui lui a permis d’attirer la miséricorde divine ; et apparaît alors dans le monde un reflet de magnificence, lorsque se révèle Qui est le Créateur.

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