Dans le monde dans lequel nous évoluons, avec les avancées de la science, de la médecine,
l’accélération prodigieuse du progrès et des nouvelles technologies, l’immédiateté de
l’instant dans lequel, il n’est désormais plus possible, de rester capturé, de s’ennuyer, de
contempler ou même de penser.
Dans ce vacarme incessant des chaines d’informations en
continue, des réseaux sociaux et des outils de communication à distance, cette remise en
perspective de la place de l’homme et de la femme dans le monde a certainement quelque
chose de bon, et mérite qu’on y réfléchisse de façon posée.
Bien entendu il ne s’agit pas de relativiser ou de minimiser le décompte journalier et funèbre
du nombre de morts, les drames qui se jouent et qui sont innombrables, le déchirement des
personnes qui ont perdu leurs proches et qui sont anéantis par la douleur.
Ce qui se passe aujourd’hui est particulier, intense, oppressant, et les drames et les douleurs
s’interpellent et se répondent dans une cadence infernale à l’échelle du monde.
Mais inévitablement, à ce constat il faut ajouter la mise en cause d’un certain nombre de
valeurs sur lesquelles nous avions fait reposer les principes de notre vivre en commun.
L’angoisse qui se répand et se transmet, la hantise qui s’empare de tout un peuple, de toute
une nation, de toute une humanité, ne traduisent-elles pas aussi, si nous y réfléchissons,
cette redécouverte brutale de notre finitude, cette nouvelle révélation qu’il y a des limites
au-delà desquelles l’homme n’a plus accès, qu’il le veuille ou non, que l’éternité n’est pas
une option.
Nombreux étaient ceux qui nous indiquaient depuis un certain temps déjà que la dérive
tumultueuse, impersonnelle et omnipotente, dans laquelle l’humanité s’engageait devait
avoir une fin, et que les périls étaient nombreux et proches.
Il ne s’agit bien évidemment pas de faire référence à une quelconque fatalité (dont on peut
d’ailleurs se demander si elle existe) mais de se demander si nos angoisses n’auraient pas
été moins grandes si nous avions spontanément atténués notre tendance naturelle à vouloir
nous répandre sur le monde sans précautions particulières.
A force d’avoir imaginé l’illimité à portée de main, nous nous sommes mis à y croire et nous
nous sommes pensés invulnérables, éternels. Mais la réalité nous a rattrapé et nous plonge
aujourd’hui dans l’angoisse de cette nouvelle révélation que tout cela n’était que
construction, et il parait utile de voir aussi cette situation délicate comme une bonne
nouvelle.
Si on essaye de poser un regard froid sur la situation particulière dans laquelle nous sommes
entrés brutalement, qui est sérieuse et aura probablement des conséquences que nous
sommes bien loin aujourd’hui de pouvoir évaluer, un point malgré tout se détache du reste
de façon forte.
C’est la place du retrait, de l’effacement, de l’évidement, ce renoncement de l’accès à la
totalité que nous avions pensé un jour pouvoir atteindre si la nature ne nous avait pas
ramenée à notre condition d’homme, avec nos failles, nos faiblesses, notre fragilité, nos
doutes et nos peines, et notre finitude avec laquelle nous devons de nouveau accepter de
vivre.
La nature a contraint l’homme à se retirer partiellement du monde, à renoncer à la toute-
puissance dont il avait pensé pouvoir se doter pour envahir l’espace du monde sans
précaution, à faire une place autour de lui pour que l’autre que lui puisse exister, et ce
retrait, ils ont été nombreux à nous crier d’essayer de le réaliser, mais nous ne les avons pas
écoutés, nous ne les avions pas entendus, nous ne les avions pas compris.
L’homme est confiné, malgré lui, il se retire de la planète et laisse la place, il laisse enfin une
place. Il a déserté les villes, cessé d’inonder les rues et de se déverser dans les places, sans
égard, sans ménagement, et demande maintenant la permission, la permission de pouvoir
entrer, de pouvoir être là, de pouvoir se présenter, de pouvoir sortir, de pouvoir exister.
Comme une remise en ordre naturelle des choses.
Cette inversion de la norme édictée par l’homme lui-même, cette remise en cause de la
main mise de l’homme sur le monde, se voit aujourd’hui jusque dans les activités les plus
infestées, celles des réseaux sociaux, des conversations virtuelles, des échanges Internet ou
même les plus contaminés, les plus aliénés, les plus asservis, commencent progressivement
à se retirer, à laisser une place, à donner du temps au calme, au silence, à la lenteur, à la
suspension, au vide.
Dans notre tradition tout cela a un nom. Ce retrait, cet évidement, ce dégagement de
l’homme pour permettre à l’autre que soit d’avoir une place dans le monde peut se
nommer : il s’agit du « Chabbat ». Après le « Chabbat de Dieu » au début de l’histoire de
l’humanité, d’après ce que nous disent les sages de notre tradition, qui a permis à l’homme
d’entrer dans le monde libre, on attendait que l’homme, à son tour fasse « Chabbat »,
interrompe sa course folle vers des chemins qui ne sont pas toujours authentiques, cesse
toute activité de la volonté qui s’associe à la progression des circuits économiques, qu’il se
retire de l’activité économique du monde pour se consacrer à des activité plus nobles, plus à
la hauteur de ce qu’on est en droit de pouvoir attendre d’un homme : qu’il réalise son travail
d’homme.
Cet acte de retrait, l’homme n’a pas pu, n’a pas su réaliser par lui-même, cet acte de retrait
l’homme a refusé de réaliser jusqu’à l’absurde. Cet acte de retrait qu’on attendait de lui pour
permettre une harmonie du monde et qui n’est pas venu. Cet acte de retrait on le lui a
finalement imposé, contre son gré, pour que l’ordre des choses puisse reprendre ses droits,
et nous amener vers des chemins plus éclairés.
Au retrait de Dieu, au silence de Dieu, que les premiers refusent, que les seconds dénoncent
et que les troisièmes, enfin, tentent de décrypter avec gourmandises et espérances, succède
de façon inexorable le silence de l’homme, le retrait imposé à l’homme. C’est une fatalité
pour les premiers, un juste retour de la nature pour réintégrer sa condition pour les seconds,
un état orchestré a bien plus haut niveau pour les troisièmes. Il ne s’agit pas ici de se
prononcer sur telle ou telle option mais de se demander si cette situation n’est pas de
nature à restituer un ordre plus juste du monde et de remettre l’humanité en harmonie avec
le monde dans lequel elle vit.
Peut-être qu’après les souffrances, les douleurs et les larmes de cette situation intense que
nous traversons, peut-être qu’après les peurs et les angoisses que cette crise aura suscité un
peu partout dans le monde, nous saurons garder en mémoire qu’à une période de son
histoire, l’homme et la femme ont su se taire, ils ont su respecter le silence, ils ont su se
retirer du monde, tout en étant toujours présents. Certes cela nous a été imposé, certes cela
ne s’est pas fait spontanément comme nous aurions tant aimé que cela se fasse, mais
néanmoins sur un point d’histoire, dans un point du temps, l’humanité tout entière a su faire
« Chabbat ». Et cela au moins mérite d’être célébré.
Alors avec un brin d’espoir, n’est-on pas en droit de se demander si tout cela ne nous
conduit pas à un monde dans lequel l’homme restera au centre mais légèrement en retrait
pour les premiers, à un monde plus étoilé pour les seconds, à un monde mieux éclairé pour
les troisièmes.
Chabbat Chalom
Olivier Cohen