La brisure de l’unité
Nous arrivons au terme du livre de Bamidbar, le livre des fautes, des chutes du peuple d’Israël pendant les quarante ans dans le désert. Dans ce livre figurent trois dénombrements. Les deux premiers présentent le même décompte et les sages nous exposent leurs divergences pour parvenir à ce même recensement. Le premier a lieu juste après la faute du veau d’or, tandis que le second, le 1er Yiar pour l’édification du Michkan, le temple qui a accompagné les enfants d’Israël dans le désert.
Le troisième décompte est réalisé à la fin du livre de Bamidbar, dans la paracha de Pinhas, celle que nous avons lue la semaine dernière.
Rachi nous donne deux éléments de réflexion pour justifier ce dénombrement :
« Cela ressemble à un berger dont le troupeau a été attaqué par des loups, lesquels ont tué plusieurs têtes de bétail. Il veut maintenant dénombrer les survivants » Autre explication : « Ils ont été comptés une première fois lorsque, étant sortis d’Egypte, ils ont été confiés à Moché. A présent que celui-ci est sur le point de mourir et de rendre son troupeau, on les compte à nouveau ».
Manitou quand à lui nous donne une autre explication :
Selon Manitou le dénombrement est dangereux car anticipant sur le temps d’histoire donné à l’individu pour réaliser son identité au niveau des mérites suffisants. Tant qu’on est protégé par le groupe anonyme, on est à l’abri de ce décalage d’identité entre l’identité au nom de laquelle on est dénombré et l’identité qu’on a parvenu à atteindre.
Le dénombrement est donc un jugement anticipé témoignant du décalage entre l’identité idéale au nom de laquelle on est dénombré, et l’identité que l’on est parvenu à atteindre…
Dans le troisième dénombrement du livre de Bamidbar, il y a un manque, une faille, un décalage, il manque six noms nous dit Manitou :
- Nadav et Aviou, les enfants du grand prêtre Aaron : c’est la faute du grand prêtre qui modifie le rite.
- Datan et Abiran qui se sont associés à la controverse de Korah dans le but de récupérer la royauté.
- Korah et sa controverse contre Moché incarne la faute du grand sage qui veut conduire le peuple et conquérir le pouvoir.
- Tsélofrad qui ramasse du bois le jour de Shabbat. C’est la faute du simple juif qui fait peser un danger sur toute la communauté en ne pratiquant pas le shabbat.
Il manque ainsi six noms dans le décompte et ce manque déstabilise le peuple et l’empêche de rejoindre son identité.
Manitou nous explique que ce manque est compensé par les cinq filles de Tsélofrad qui vont permettre d’établir les règles en matière d’héritage et redonner au peuple la dimension minimale dont il a besoin pour pouvoir poursuivre son histoire.
Au-delà de l’exposition de ces faits on comprend que ce qui est en jeu ici c’est le défaut d’unité du peuple.
Tsélofrad porte atteinte à l’unité d’Israël dans sa démarche solitaire de chercher du bois le jour du shabbat. Nadav et Aviou transgressent le service et entrainent un risque d’idolâtrie et une brisure de l’unité d’Israël. Datan et Abiran se sont associés à la controverse de Korah qui, dans sa volonté démagogique de prendre la place de Moché, risque de remettre en cause l’unité d’Israël. C’est la faute la plus grave en Israël, celle de briser l’unité au sein du peuple et c’est la raison pour laquelle Jacob a prié pour que ce nom ne soit pas associé à la généalogie de Korah.
Ces personnes comptabilisées ne sont pas mortes en faisant la guerre à leurs ennemis, ni en se comportant d’une manière immorale, elles n’ont pas eu un comportement inapproprié, ou de débauche. Non, le lien entre ces personnes mortes dans le désert, c’est qu’elles ont mis en cause l’unité du peuple d’Israël. Chacune de ces fautes, qui fait perdre à Israël des personnalités importantes, dans le décompte, sont dues à une faute d’unité qui selon notre tradition est la faute la plus grave.
L’unité d’Israël est indispensable et la Torah nous fait le récit, à l’occasion de ce troisième dénombrement du désert, des personnalités qui en Israël ont risqué de remettre en cause cette unité, et les écarte du décompte des enfants d’Israël.
La période que nous traversons actuellement est difficile pour Israël et la guerre à Gaza suscite de nombreuses polémiques contre Israël. La contestation contre la politique du gouvernement Israélien est décomplexée et s’affiche sans filtre. L’Etat d’Israël est violemment pris à parti. Désormais Israël est désavouée, condamnée, calomniée, stigmatisée, le pays aurait basculé du côté du mal, de ceux qui détruisent, torturent tuent et « nettoient ».
Alors que les condamnations à travers la planète sont unanimes et se multiplient, le monde refuse à Israël le droit de se défendre face au terrorisme à ses frontières.
On assiste médusés à une inversion victimaire qui transforme les victimes en bourreaux et les bourreaux en victimes.
Lorsque cette rhétorique nauséabonde vient de la communauté européenne et occidentale, il n’y a pas de raison de se troubler, Israël y est habitué, et le passé témoigne de la permanence de ce discours.
Mais les choses deviennent plus compliquées lorsque ce discours émane de personnalités juives elles-mêmes.
Après l’épisode du Rabbin Delphine Horviller et de Madame Anne Sinclair, voilà que le philosophe Alain Finkielkraut à son tour nous fait part de son émotion devant cette guerre qui n’en finit pas et stigmatise Israël et son armée dans son action à Gaza.
Et il s’interroge « ce que j’entends en Israël c’est qu’il n’y a pas de civils innocents à Gaza alors on peut tirer dans le tas, on tire sur des terroristes » puis « Parmi les 2,3 millions de palestiniens, n’y a-t-il pas d’innocents ? et si vous dites que non, alors on peut les tuer tous ! ». La charge est lourde.
Nous sommes nombreux a avoir entendu les positions d’Alain Finkielkraut sur la guerre à Gaza et à s’être émus.
Je fais partie de ceux qui ont beaucoup admiré Alain Finkielkraut, j’ai lu la plupart de ses livres avec bonheur et j’ai été instruit, inspiré par lui, par sa pensée, par son courage à lutter parfois seul contre tous pour défendre des positions que je partageais, et c’est la raison pour laquelle sa prise de position aujourd’hui m’attriste infiniment. Ce peut-il que ce penseur exceptionnel, cet intellectuel inspirant, ce philosophe dont on aimait prendre exemple, passe à ce point, à ce moment de sa vie, à côté de l’histoire ?
Alors on peut essayer de trouver au moins deux interprétations à ce positionnement, qui pour une fois, ne va pas à contre-courant mais se joint à la majorité des critiques contre l’Etat d’Israël et son gouvernement actuel.
La première est plutôt positive. Sa phrase nous fait évidemment penser au dialogue entre Abraham et Dieu sur Sodome et Gomorrhe. Dieu avait décidé de détruire la ville et Abraham s’y est opposé en prétendant pouvoir trouver au moins 10 justes dans la ville. Et c’est ce que fait Alain Finkielkraut, il demande à ce que la guerre cesse car prétend-il il y a au moins un juste parmi cette population de 2,3 millions de palestiniens.
Mais cette tentative de réhabiliter le philosophe aux yeux d’Israël, en le comparant à Abraham, vient se heurter à l’analyse des sages de notre tradition sur cet épisode. Abraham c’était le juste de la vertu et de la charité absolue. Il aime autant ses deux fils, Isaac et Ishmaël, il est complaisant avec Ishmaël. Chez Abraham c’est une qualité, mais si c’est Israël qui joue à être Abraham, alors là c’est dangereux. Car Abraham ce n’est pas Israël et lorsqu’Israël se met à ressembler à Abraham et uniquement à Abraham alors ce n’est plus Israël. Lorsqu’on est miséricordieux avec les mauvais nous disait Manitou on finira par être mauvais avec les miséricordieux. Lorsque l’humanité est exagérée elle devient l’ennemie de la générosité.
D’ailleurs Israël a longtemps essayé de se comporter avec excès de générosité dans la région et dans ses relations avec les palestiniens, en essayant de faire preuve d’une humanité excessive. Et on peut raisonnablement se demander si ce n’est pas ce qui a amené à la catastrophe du 7 octobre 2023.
Israël est au milieu, entre la vertu de charité absolue que représente Abraham et celle de justice stricte que représente Isaac. Et donc l’excès de compassion est un risque que l’on fait peser sur Israël.
La seconde interprétation est plus délicate et vient rejoindre le temps dans lequel nous sommes insérés à la fin du livre de Bamidbar. Porter atteinte à l’unité d’Israël, surtout dans cette période difficile, fait sortit du décompte, du recensement, et constitue une faille, un manquement au sein du peuple qui n’aura peut-être pas la qualité nécessaire pour poursuivre son histoire.
Korah utilisait les enseignements de la Torah pour tenter de destituer Moise : Comment une société de prêtres, et sans hiérarchie peut-elle avoir elle-même des prêtres, et une hiérarchie ? Mais Korah ne savait-il pas qu’il y a un projet dans l’histoire et une réalité qui devait aboutir à cet idéal? Mais que nous n’étions pas encore parvenus à cet idéal, à ce projet pour Israël. En attendant que l’histoire n’aboutisse à cet idéal il fallait des prêtres et une hiérarchie pour conduire Israël tout au long de ce chemin qui menait à cet idéal.
De la même façon Israël aujourd’hui lutte pour son existence, pour parvenir à apaiser les tensions permanentes avec ses voisins qui depuis sa création (et même avant) ne cherchent qu’une chose, sa disparition. Pour aboutir à cet idéal, la guerre est désormais nécessaire, et il faut la mener jusqu’au bout pour permettre à Israël de vivre en paix sur son territoire.
Une majorité d’israéliens est convaincue de ce point désormais, et aller contre cette majorité c’est risquer de remettre en cause l’unité d’Israël.
Dans cette guerre à Gaza le peuple subit des pertes considérables sur le champ de bataille, et de nombreux enfants d’Israël qui ont témoigné d’un courage et d’une volonté de fer nous quittent. Ils méritent un profond respect. Ce sont des héros. Dans le même temps un certain nombre de noms qui constituaient un atout pour la collectivité d’Israël, en risquant de porter atteinte à l’unité, sortent du recensement en diminuant de ce fait la qualité d’ensemble du peuple qui doit parvenir à atteindre son idéal.
De surcroit en glorifiant le récit du martyr palestinien et en leur venant en aide, en stigmatisant les actions de l’armée israélienne, surtout lorsque cela vient des juifs eux-mêmes, le mérite du peuple palestinien s’accroit et son ange gardien se renforce au ciel.
L’inversion des rôles entre Israël et les palestiniens s’accentue encore un peu plus: alors qu’Israël compte ses vivants et dénombre ceux qui, pour risquer de porter atteinte à son unité, sortent du dénombrement, diminuant ainsi le mérite d’Israël aux yeux de l’occident, et affaiblit son ange gardien. Dans le même temps les palestiniens défendus par l’occident, par certains juifs eux-mêmes, recensent leurs morts et chaque victime supplémentaire, chaque mort supplémentaire accroit leur mérite aux yeux d’un occident qui a pris parti, et renforce l’ange qui les défend au ciel.
Dans ce contexte, on peut alors se demander s’il n’y a pas un risque qu’en haut au ciel, l’ange d’Israël soit mis en difficulté par ces propos venant de ceux-là mêmes qui devraient défendre Israël ?
Olivier Cohen
1 réflexion sur “La brisure de l’unité”
Merci Olivier Cohen pour cette belle et instructive chronique sur la brisure de l’unité.
Très sensible et également attristée par la partie réservée à Alain Finkielkraut : je regrette sincèrement également qu’Antoine Mercier ait trouvé utile d’organiser un débat entre celui-ci et Pierre Lurçat dans le cadre de ses podcast sur Mosaïque ?!
Bien amicalement, AMR