Séminaire sur la création – 1979 (1/6)

Le cours

Texte

/ Ce soir est la première scéance de cette série de réflexions dans la catégorie de la création à partir de l’enseignement de la bible de tradition hébraïque je vais poser une série de questions que nous aurons en tête durant la semaine jusqu’à la scéance de récapitulation dimanche après-midi..

Il est bien évident que si nous nous basons sur le Maasseh Béréshit, le 1er chapitre de la Genèse, nous sommes de plain pied dans un vocabulaire de l’ordre de la transcendance.

Par conséquent, du point de vue des catégories proprement hébraïques, la notion de l’acte de création est réservée à Dieu en tant que Créateur.

Apparait une 1ère question : Y a t-il place dans la mentalité de la tradition juive pour une notion de l’homme créateur et dans quel sens ?

Nous nous attacherons à découvrir qu’il y a une différence d’essence, dans la définition même de l’être, entre l’être créateur et l’être créature.

Il y aurait donc dans ce vocabulaire de transcendance, sur lequel on embraye de plein pied dans le récit biblique, il y aurait une contradiction à définir l’être créature dans une capacité de créateur.

Il y a là une ambiguïté, un problème, que je pose comme question.

D’une certaine manière nous pourrions le formuler de la manière suivante : la tradition nous habitue immédiatement dans le 1er chapitre de la Genèse, à une différence de niveau, à une différence de registre, pendant tout le temps que dure l’histoire de ce monde-ci, le Olam Hazéh, entre ce que nous appelerons le projet du Créateur à l’origine et d’autre part l’histoire de l’effectuation, la réalisation de ce projet dans la réalité : l’histoire du monde.

Nous sommes dans un discours de création qui aboutit dans une perspective de messianité d’accomplissement à l’idée d’un monde accompli mais ce monde accompli est déjà tout entier dans le projet du Créateur.

Et par conséquent, quelque soit les péripéties de l’histoire de l’effectuation dans la réalité (la Metsiout en hébreu) tout est déjà, non pas prévu, non pas prédestiné, non pas dit, qui sont d’autres régistres, mais tout est déjà là dans le projet du Créateur.

S’invite-t-il quelque chose d’autre de nouveau que le projet du créateur lui-même ? Qui tend à une réalisation dans la  perspective de Olam Haba – du monde non pas « à venir » mais du « monde qui vient » à travers les fluctuations de ce « monde-ci ». Quelle serait donc la part de l’homme dans cette perspective ? Voilà donc la première question.

Je voudrais tout de suite m’appuyer sur la mise en évidence d’une caractéristique du récit de la Genèse que peut-être les traductions ou les habitudes intellectuelles nous empêchent de voir de façon suffisament claire.

Nous sommes habitués à l’idée d’un Créateur de façon trop rudimentaire peut-être, à l’idée d’un Créateur qui impose à sa créature une manière d’être dans l’existence sans aucune marge de liberté, sans aucune marge d’autonomie. Et donc, l’idée d’un Dieu ayant créé un monde qui se trouve être tel que Dieu l’aurait voulu qu’il soit. Au contraire, l’expérience spirituelle de la tradition hébraïque c’est la perception d’une inadéquation entre les fluctuations de ce projet dans la réalité, l’état réel du monde qui est le nôtre et, d’autre part, ce projet dans sa vérité.

Je vais le montrer tout de suite par certaines particularités du récit biblique :

Pour bien comprendre ce que la Torah veut nous enseigner à ce sujet il faut se dégager de l’idée d’un Créateur qui aurait imposé à l’état du monde tel que nous le connaissons Sa volonté définitive, et que l’état du monde tel que nous le connaissons serait l’expression ultime de la volonté du Créateur. Ceci est étranger à la tradition juive.

Il n’y a pas d’idée d’une gzeirah, d’une décision, que les choses soient comme nous les connaissons, il y a une tension entre un projet du créateur et son effectuation dans la réalité.

Nous sommes dans le monde de la réalité, mais nous avons participation par la connaissance, et par la connaissance de la foi, à la vérité du monde – ceci véhiculant l’espérance messianique – qui ne s’accomplit de façon ultime que dans la perspective de Olam haba.

Olam hazeh est un monde nécessaire dans le sens philosophique du terme : il existe nécessairement tel qu’il est, mais provisoire. Ce n’est pas, si j’ose dire, le dernier mot de la parole créatrice.

Je partirais d’un problème de traduction.

Nous sommes habitués à cette phrase qui revient comme un refrain le terme de l’oeuvre de chaque jour dans le récit de la Genèse : « et il en fut ainsi » : Vayehi khen !

Les traductions dans cette expression semblent nous indiquer que ce qui a eu lieu dans la réalité correspond au projet du Créateur.

En français, « il en fut ainsi » signifierait que ce qui est créé est exactement ce qu’Il a voulu.

En hébreu, nous verrons qu’il en est tout autrement : Vayhi khen= il n’en fut qu’ainsi !

Ce qui a eu lieu dans la réalité est quelque chose qui ressemble au projet. Khen = comme.

Comme ne signifie pas exactement ce qui a été voulu.

C’est quelque chose d’analogue. C’est « quasi », c’est «à peu près ».

(Bien sûr dans l’emploi habituel de la langue hébraïque khen comme dans la connotation hébraïque « ainsi » voudrait dire exactement ce qui a été voulu dans le projet).

La catégorie de la ressemblance est reliée à celle de la différence: Cela ressemble mais c’est différent.

C’est le fameux problème très important de la dualité entre le monde de la vérité et le monde de la réalité en toute choses. La question est importante dans la tradition hébraïque et s’inscrit dans un monothéisme radical : en fin de compte nous savons que Dieu est UN. Que celui qui a voulu la vérité du monde dans son projet et celui qui l’a faite dans la réalité est le même Un et Unique Dieu.

Et donc cette perception d’un décalage d’une dualité, ne fusse que dans l’apparence, elle est très clairement dite dans le récit de la Genèse entre les niveaux de projet du Créateur ou au niveau de la Ma’hshavah, de l’intention du projet, c’est déjà le monde à venir dans sa complétude absolue qui est déjà là en principe totalement.

Et cela ne laisse en rien une place à une invention quelconque qui serait nouvelle dans l’ordre de l’effectuation à travers l’histoire du monde. D’où la question : en est-il ainsi ou non ?

Il est important de percevoir ce décalage entre la réalité et la vérité dans le récit.

D’autant plus important pour la tradition hébraïque qui, toute entière dans son option de foi, refuse cette dualité et donne le diagnostic dans un nécessaire provisoire, tout le temps que le Olam Hazé ce monde-ci est en décalage avec le projet de vérité dans son accomplissement en cours d’effectuation.

C’est ce qui nous est indiqué par cette expression qui signe le récit de l’oeuvre de chaque jour Vayehi khen que je traduirais donc : « il n’en fut qu’ainsi… ».

Comme si il y avait une sorte d’autonomie de la créature qui est interpelée par la parole créatrice et qui ne réagit que dans une certaine capacité qui ne fait que frôler au niveau de la réalité ce qu’est le projet du Créateur dans sa vérité.

C’est cette marge, ce décalage, que finalement l’option de foi de l’hébreu refusera (Dieu est Un), et en fin de compte la réalité coïncidera avec la vérité, ou la vérité coïncidera à la réalité, mais de façon ultime, que nous lisons dans cette expression Vayhi Khen.

Nous sommes tellement habitués par les traductions à de fausses évidences que nous projetons sur le texte hébreu en fin de compte et ici en particulier le contraire de ce qu’il veut dire.

C’est-à-dire que le récit de la Genèse ne nous dit pas du tout que le monde dans sa réalité actuelle correspond au projet du Créateur comme s’il y avait un fiat – Gzeirah en hébreu – que Dieu avait décidé et imposé à sa créature d’être comme elle est.

Non, nous verrons qu’il y a une plasticité, il y a une sorte de tentative asymptotique si j’ose dire à ce qu’est le projet du Créateur dans sa vérité et vers laquelle la réalité ne fait que « tendre vers ».

L’espérance hébraïque étant qu’un jour il y aura coïncidence, ce que nous appelons le Olam HaBa : un monde tel que Dieu voulait qu’il soit.

Alors énormément de questions apparaissent-là :

Et pourquoi fallait-il passer par ce monde provisoire nécessaire qu’est le Olam Hazéh ?

Ceci nous le verrons d’autre part, mais d’abord la description du problème : Il y a décalage dès l’origine entre la volonté du Créateur en tant que Créateur au niveau de son projet de vérité et l’effectuation dans la réalité tant que nous sommes toujours en cours d’acquisition de l’être. Ce n’est que de façon ultime qu’il y aura coïncidence.

J’ouvre une petite parenthèse en m’appuyant sur le vocabulaire de la Qabalah : d’une certaine manière au niveau du projet, le Monde-à-Venir existe avant ce Monde-ci de la réalité. C’est d’abord le Monde-à-Venir dans sa perfection totale que Dieu créé dans Son projet, et ensuite Il le met en cours d’histoire dans la réalité sous une forme diminuée, approximative, qui est l’état de ce Monde-ci en tant que tel, sous une forme que j’appellerais « embryonnaire » pour garder la familiarité du vocabulaire biblique. Gardons cette image déjà.

Ce Monde-ci est par rapport au Monde-à-venir un peu comme un embryon par rapport à une naissance. C’est très différent un embryon et l’enfant qui est né !

La tradition juive a toujours eu une conscience aigüe que tout l’histoire de ce Monde-ci est comme une histoire embryonnaire en quête d’une naissance au monde- à-venir. Nous disons en hébreu le « Monde qui vient », parce qu’il est constamment en venue, en avénement.

Il y a apparemment une exception dans ce récit : c’est l’oeuvre du premier jour. Parce que là c’est le même terme qui est formulé dans le projet et dans l’histoire de l’effectuation de réalité:

–           Yéhi Or – Qu’il y ait lumière – c’est le projet.

–           Vayehi Or – Et il y eut lumière – c’est le récit de l’effectuation.

Mais c’est le même terme qui est employé et il n’y a pas ici « Vayhi Khen et il en fut qu’ainsi ».

La lumière c’est la lumière.

Mais cependant la Kaballah intervient – la source se trouve d’abord dans le Zohar – la lumière qui eut lieu dans la réalité effectuée n’est cependant qu’une approximation de la lumière du projet. Cette lumière du projet est réservée, nous dira le Midrash, à ceux qui la mériteront : les Justes, les Tsadikim : la lumière du commencement. Mais c’est bien de la lumière qui nous est donnée dans ce Olam Hazeh nécessaire mais provisoire. Lumière diminuée mais lumière quand même. Et l’exception n’est qu’apparente. Même dans l’oeuvre du 1er jour il y a décalage entre la lumière du Yéhi Or et la lumière du Vayéhi Or.

Ce que le Zohar dit  c’est que le Yéhi Or était la lumière du Monde-à-venir.

Qu’est-ce qu’il y a eu dans la réalité ? C’est la lumière de ce Monde-ci !

Et la lumière de ce Monde-ci par rapport à la lumière du Monde à venir est en état de Tsimtsoum – c’est-à-dire de diminution d’être. Mais c’est cependant de la lumière. Et donc il y a exception sans qu’il y ait exception même au niveau du projet de la lumière.

Mais c’est surtout cette expression Vayhi khen qui est importante et que nous retrouvons dans le déroulement du récit avec le même plan dans l’énoncé de chaque jour.

C’est un travail que vous pourra faire par vous même mais je vous en donne un exemple, l’exemple classique que cite Rashi: Nous avons toujours un certain nombres de points, de structures du plan  qui revient dans l’oeuvre de chaque jour :

1-       L’énoncé du projet (qu’il y ait lumière)

2-       le récit de l’histoire : qu’y a-t’il eu dans le monde de la réalité effective ? C’est Vayhi Or dans l’exemple du premier jour. Et nous savons déjà que c’est une lumière, diminuée mais lumière quand même.

3-       le jugement.

Les termes employés, les verbes du « faire  apparaitre à l’être » employés par l’hébreu de la Bible sont différents : Le projet s’appelle Briah alors que la réalisation s’appelle Assyah (Vayaass Elohim). Les exceptions que l’on peut trouver (Vayibra Elohim…) ne sont qu’apparentes. De façon générale, le projet est effectué en terme de Briah, et c’est pourquoi les Kabalistes nous dirons que le monde de Briah c’est le monde à venir le Olam haba qui est au niveau de la Sefirah Binah.

Dans Ma’hshavah Te’hilah, dans le projet apparu au commencement, c’est le Monde à Venir dans sa perfection au niveau de Bryah qui est là en tant que projet. L’effectuation dans l’être de la réalité de ce Monde-ci s’appelle Assyah (Vayaass Elohim : et Dieu fit)

Je ne veux pas employer des termes trop particularisés dans le langage théologique qui impliquerait immédiatement des controverses avec d’autres traditions. Je me borne pour le moment à une description avec les mots les plus simples que je pourrais employer : cette différence de niveau.

Au niveau du monde du projet, Olam HaBriah, il est dans sa perfection en tant que projet ; c’est ce monde qui sera réalisé en tant que Monde-à-venir. Dans ce Monde-ci c’est le Olam HaAssiah. C’est le monde de l’effectuation dans la réalité. Il y a décalage à peu près du même ordre que le décalage entre l’équation mathématique (au niveau du monde de vérité) et sa réalité physique correspondante qui est au niveau de la Metsiout, de la réalité. Il y a une sorte de marge de décalage que l’on appelle le delta en épistémologie entre la formule mathématique et l’application physique de la formule. C’est ce Vayehi Khen qui apparait là : il n’en fut qu’ainsi.

Cela fait problème en particulier dans la tradition monothéiste juive précisément parce qu’elle est monothéiste. Ce décalage de dualité est diagnostiqué dans la réalité, mais il est refusé au niveau de la foi. Il n’y a eu qu’approximation.

Un exemple célébre cité par Rashi est dans l’œuvre du 3ème jour. L’intention du Créateur c’est que la terre produise « Ets Péri – l’arbre-fruit ». Il y a là tout un thème extrêmement important que seul peut-être un poète arriverait à décrire suffisamment ne serait-ce que par allusion : un arbre qui serait lui-même fruit : pas de déchêt dans le processus de l’apparition à l’être : l’arbre lui-même étant, en tant qu’arbre, un fruit. Pas de distance, pas de différence dirait la Qabalah, entre l’écorce et le fruit : pas de Qlipot ! L’arbre est tout entier fruit. Tout a un goût et tout importe ! Pas de déchêt, pas de scorie, pas de retombée, pas ce qui fait l’encombrement de chaos de ce Monde-ci. L’arbre-fruit dans une unité totale : « Ets péri » ! Mais voilà que dans la réalité, ce que la réalité a produit, c’est l’arbre porteur de fruit, avec décalage entre la souche qui fera la Qlipah-l’écorce et puis le fruit qui porte l’avenir…

Et nous pourrions d’ailleurs exploiter ce que les Midrashim cité par Rashi en particulier enseignent à ce propos : il y a là comme une faute de la création dans le fait qu’elle n’a pas répondu suffisamment haut à l’interpellation du Créateur : « Que la terre produise arbre-fruit !»

Mais voilà que la terre n’a pu produire qu’une approximation : l’arbre portant fruit…

Et de suite apparait l’espérance messianique : un temps arrivera où se dévoilera l’arbre-fruit et pas seulement l’arbre fruitier porteur de fruit…

Nous retrouvons-là les Midrashim du chapitre 11 du traité Sanhedrin et toute la vision prophétique de la messianité où le monde sera tel qu’il aurait dû être, coïncidant dans sa réalité avec son projet de vérité.

Tout ceci était important pour poser la question de la part de l’homme dans ce qui se fait dans l’histoire de l’effectuation.

La Torah elle-même d’emblée nous prévient que nous entrons à chaque naissance dans un monde encombré des déchêts d’approximation. Comme s’il y avait encore une trace de chaos qui accompagne notre histoire jusqu’à son évacuation définitive dans la vision messianique d’un monde où la réalité aurait rejoint le projet de vérité.

Toute l’analyse est à rattacher au principe talmudique classique :

Sof Maasseh BéMa’hshavah T’hilah :

Ce qui n’adviendra qu’à la fin de l’oeuvre était déjà au début au commencement du projet.

C’est donc bien le Monde-à-venir qui précède d’une certaine manière ce Monde-ci : Olam HaBa précède Olam HaZeh dans le projet du Créateur. Le Olam Hazeh débouche sur le Olam Haba.

Vous voyez donc comment la perspective de l’engagement messianique résoud cette contradiction intérieure au monothéisme hébreu alors que le Dieu de la vérité et le Dieu de la réalité c’est le même – Shéma Israël Hashem Eloheinou Hashem E’had – on nous invite tout de suite à diagnostiquer un décalage entre la réalité et la vérité. En refusant ce dualisme au niveau de la foi mais en diagnostiquant au niveau de la perception.

Et je crois que là il y a une différence radicale entre Israël de cette tradition hébraïque et toute autre culture, et toute autre société vue dans ce problème. Je schématise bien entendu. Partout ailleurs dans toutes les autres sociétés on a pu espérer ne serait-ce que sous forme d’hypothèse cette unité profonde de l’être. Le problème est important parce qu’il s’agit de la suppression de ce décalage, de tout cet entrebaillement dans le réel qui fait que le monde est encombré de déchêts d’approximations. C’est ce qui fait le drame de la prise de conscience de tout enfant devenu adulte, enfant dans un monde déjà commencé avant lui et où il rencontre le poids de ces scories du passé approximatif. Et peut-être que le commencement de la définition de la piété c’est un certain consentement à assumer ce passé approximatif et de continuer quand même l’histoire. Peut-être apparaitrait là le thème de la femme de Loth en statue de sel : se retourner vers le passé des scories transforme en sel: la stérilité absolue si j’ose dire. Alors que le sel tourné vers l’avenir c’est important, ce qui accompagne le levain du monde.

Nous avons-là une catégorisation dans l’histoire des cultures : Israël a été la seule option humaine à refuser radicalement ce dualisme dont je parle entre la vérité et la réalité. Quelque soit les apparences, ce texte de la Genèse très lucidement nous demande de voir les apprences telles qu’elle sont. Alors que toutes les autres cultures ont renoncé à cette exigence d’unité. Et même  si elle l’ont adopté à un certain niveau d’orthologie de la foi inséré dans le message biblique, dans la conduite et le comportement, il y a renoncement, il y a consentement à cette dualité entre la vérité et la réalité. Nous pourrions changer de vocabulaire : entre le monde de l’esprit et celui de la matière… tous les dualismes quelqu’ils soient.

Il nous semble pour nous Juifs hébreux avoir traversé l’histoire avec cette perception très aigüe que seul Israël a affirmé radicalement l’option d’unité, en particulier dans ce problème. C’est pourquoi d’ailleurs, son engagement moral dans la conduite de l’histoire est si différent, et de contenu et de forme, de toute autre culture. Ce n’est pas dans la tradition juive que l’on trouvera des formules de la sagesse des Goyim comme par exemple : « la justice n’est pas de ce monde ». Ce serait le consentement de façon définitive à cette irréductible dualité. Je cherche ici un mot français qui traduirait le terme hébreu de Yéhoush : le fait de renoncer à quelque chose que l’on conçoit quand même comme vital, comme essentiel. C’est ce renoncement au principe de l’unité de l’être et le fait de s’abandonner, avec regret mais abandon quand même, à l’option de dualité. Démission avec la notion de tragédie, une sorte de désespérance que nous trouvons surtout dans la typologie biblique dans l’histoire d’Esaü qui renconce à être Jacob, avec Yéhoush. On voudrait bien mais on ne peut pas, il faut être lucide la vérité et la réalité ne coïncideront jamais… Le monde est dans la perspective du « Vayehi Khenil n’en est qu’ainsi » et irrémédiablement il n’en sera qu’ainsi…

J’ai longtemps parlé de cela en introduction, pour nous aménager une place à ce que serait la part de l’homme en tant que créateur. Peut-être est-ce là, dans ce décalage entre la vérité et la réalité, que l’homme aurait sa place. Faire coincider le plus possible la réalité à la vérité, et la vérité à la réalité.

Il y aurait là deux perspectives mystiques différentes.

ð   Faire descendre dans le monde, incarner. Je voudrais éviter le terme d’incarnation vous comprenez pourquoi, on le dirait en hébreu Léhakshim « réaliser » dans le sens fort du terme. Faire descendre dans le monde de la vérité. Ou bien,

ð   Faire monter le monde de la réalité dans le monde de la vérité.

Il y aurait là deux perspectives d’expériences mystiques différentes. Mais nous savons que la dominante d’option dans la tradition juive est bien précise, c’est de faire descendre le monde de la vérité dans le monde de la réalité beaucoup plus que de sublimer le monde de la réalité au niveau d’une transfiguration ascensionnelle dans le monde de la vérité. Cette transfiguration est entendue par l’hébreu comme la descente de la vérité dans la réalité.

Et nous avons là une indication très importante dès le début du 1er verset du 1er chapitre.

Dieu en tant que Créateur a décidé de créer le monde de la réalité, c’est-à-dire de transformer le monde du projet de réalité qui est parfait en soi – Beriah – en monde de Assyah : Vayaasse Elohim.

C’est dans ce « Vayaasséh Elohim » que s’introduit cette approximation asymptotique dont j’ai parlée tout à l’heure, mais c’est cela l’acte créateur : créer l’En-bas à partir de l’En-haut. C’est cela que Dieu a voulu.

Et par conséquent, le projet consiste à rendre réel ce qui était vrai. Et donc l’expérience mystique correspondante n’est pas l’ascension mais au contraire l’incarnation. Pas au sens du vocabulaire de la théologie chrétienne, incarnation, non de Dieu dans l’homme, mais de la vérité dans la réalité. C’est le projet de sainteté beaucoup plus que le projet de divinisation de l’homme.

Sans doute peut-être est-ce là la place de la capacité créatrice de l’homme. Arriver à faire coïncider l’état de la réalité avec le projet de vérité. Mais on entend bien qu’il ne s’agit pas du tout d’un projet prométhéen consistant à dérober au Créateur sa prérogative de Créateur. Puisque tout est déjà créé dans la perspective du Olam Haba qui préexiste à l’histoire du Olam Hazeh.

Midrash :

Vous connaissez par exemple ce Midrash qui dit que six choses ont précédé l’histoire du monde et en particulier le nom du Mashia’h qui est créé avant la création du monde. Nous allons le comprendre d’après le même principe : Sof Maasse Béma’hshavah T’hilah – Ce qui sera accompli à la fin de l’oeuvre était déjà là au début du projet.

L’homme ne peut rien inventer quant au projet de l’histoire du monde. Ce projet de l’histoire du monde est déjà totalement inventé par le Créateur. Ce que l’homme aurait à inventer dans sa capacité propre créatrice ce sont les moyens de faire coïncider la réalité et cette vérité.

C’est pourquoi j’avais évoqué au début que mon analyse se développera d’emblée dans le vocabulaire de la transcendance absolue. Quelque soit la part de l’immanence, tout est déjà créé au niveau de la transcendance.

***

Rav ‘Hayim de Volozine sur « Bétselem Elohim ».

J’aborde un deuxième point de cette analyse en me basant sur un enseignement important du Rav ‘Hayim de Volozine dans son Nefesh Ha’Hayim. Il a été le principal Talmid ‘Haver du gaon de Vilna. C’était la grande école de lithuanie. Il a vécu en fin 18ème siécle et au début du 19ème siécle. Il nous donne 2 remarques dans son premier chapitre à ce propos.

Tout de suite notre réflexion va se baser sur une question : Au fond notre problème n’est-il pas posé par l’expression employée par la Bible de « l’homme créé à l’image de Dieu » ?

Si la définition que nous avons de Dieu c’est d’être Créateur, alors l’homme aurait été créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire du Créateur avec cette capacité d’être lui-même créateur ?

Mais quelle serait la signification d’être créateur au niveau des images, car tout ceci n’est qu’une image ? C’est-à-dire que la capacité de création de l’homme serait image de la capacité de création du créateur ?

Je voudrais essayer de formuler une analyse de la traduction de cet expression Betselem Elohim que les traducteurs nous traduisent par « à l’image de Dieu ».

C’est un problème très délicat, bien au-delà des problèmes  linguistiques et de traductions, vous sentez que cela recouvre un monde entier de problèmes théologiques. Il faut donc marcher sur des œufs, des œufs de Pâques d’ailleurs.

Que veut dire Betselem Elohim dans le vocabulaire de la Bible hébraïque qui nous interdit par ailleurs, en parlant de Dieu, toute image ?

[Vous vous souvenez de ce Midrash que j’ai imaginé: Losrque Dieu a créé le 1er homme il lui a dit : Si tu es sage tu auras une image. C’était l’enfance de l’humanité. Israël arrive au Sinaï et Dieu lui dit : tu seras sage et tu ne te feras pas d’image, et tu n’auras pas d’image. C’est peut-être toute l’histoire de la Bible en deux images.]

Et donc cette expression « à l’image de Dieu » est difficile dans notre vocabulaire. On pressent déjà que ce n’est pas exactement cela que l’hébreu a voulu dire.

[Je profite de la présence de notre ami le père Dupuis pour évoquer une conversation juste après la guerre avec le père Dubois : Je lui ai demandé un peu naïvement:

Q: Expliquez-moi comment la conscience chrétienne s’accorde avec l’interdit de la représentation.. ? Il m’a répondu quelque chose d’extrêmement intelligent, fin. Je vous la donne pour illustrer cette impossibilité du dialogue judéo-chrétien à ce niveau-là

R: Oui bien sur, la loi mosäique du décalogue mais Dieu a vu que l’humanité ne pouvait se passer d’image et s’est fait Lui-même sa propre image de manière à ce que l’image ne soit plus idôle.

On ne peut que prendre acte de la réponse. Il y a là une stratégie de la providence divine qui ne nous concerne pas. Et par conséquent, il ne peut pas y avoir de dialogue à ce niveau.]

Je reviens donc à ce problème en vous livrant d’abord les deux remarques du Rav ‘Hayim de Volozine à ce sujet pour revenir ensuite à l’analyse de l’expression elle-même « à l’image de Dieu ».

Peut-être trouverons-nous là une place à l’analyse de notre question : Y-a-t’il un Koa’h – une capacité créatrice de l’homme – selon l’enseignement de la Bible ?

Quelque soit sa stratégie d’inventeur pour faire l’histoire, en fin de compte l’homme n’invente pas le monde. Mais à tout le moins sa sagacité, son ingéniosité, c’est cet effort de faire tenter coïncider de plus en plus la réalité à la vérité. Mais cette vérité n’est pas à découvrir, elle est à redécouvrir, elle n’est pas à inventer, elle est déjà projetée totalement (dans les deux sens du mot projet = projeter) au niveau du Olam HaBa qui est le niveau du Olam HaMa’hshavah.

Il donne ces 2 remarques :

ð   Premiérement, il nous dit : Faites attention, le Maassé Béreshit emploie l’expression BeTselem Elohim ce qu’on traduit par « à l’image de Dieu » mais jamais l’expression Betselem Hashem. Il faut donc comprendre ce que veut dire le mot Elohim lorsqu’il est employé pour dire Dieu. Et retenez que c’est le terme qui est employé pour dire Dieu comme Créateur : « Bereshit Bara Elohim… »

ð   Et d’autre part, deuxième remarque c’est que la définition de Elohim est au pluriel.

C’est une tradition mais le Rav ‘Hayim de Volozine la formule ainsi de façon évidente: ce nom Elohim est au pluriel car il s’agit de l’unité de toutes les forces, de toutes les manières d’être de la force divine. Le mot Elohim c’est l’ensemble de toutes les forces du Divin qui sont autonomisées dans chacunes des idolâtries, lesquelles mettent en évidence une dimension de la divinité au détriment de toutes les autres, l’hypertrophie, et en fait une idole… Mais le mot Elohim c’est l’unité de tous les attributs divins ensemble. « Hashem Hou HaElohim » Lui est tout ce que vous les hommes appelez les Dieux tout à la fois.

Nous avons un passage célébre dans le Yotser du Shabat de Yom Tov du matin : Hou Lévado Marom véQadosh Poel G’vourot Osseh ‘Hadashot Baal Mil’hamot Zoré-A Tz’dakot …etc.

Tout ce que les religions naturelles attribuent à chacune de leur idoles c’est l’ensemble des attributs d’un Dieu unique. Et c’est un objet de foi. Je voudrais le répéter très clairement : L’unité de la divinité n’est pas un objet de raison, n’est pas donnée à la compréhension de la raison. C’est une option de la foi.

Je voudrais vous citer là un texte célébre du Zohar qui dit que « savoir que Dieu est grand, savoir que Dieu est bon, savoir que Dieu est tout-puissant, savoir que Dieu est tout-connaissant,  savoir que Dieu est Juste, tout cela c’est de la connaissance. Savoir que tout cela est Un, c’est de la foi ! »

Parce que chacun de ces attributs est contradictoires aux autres. C’est au-delà de la raison. Il y a une perte de foi qui feint de croire que l’objet de foi est objet de raison. On croit avoir gagné la démonstration de l’évidence rationnelle, mais on a en realité tout perdu parce qu’on ne sait plus de quoi on parle. Que Dieu soit ceci ou ceci ou ceci dans Ses attributs, c’est de la connaissance. Tout cela nous l’expérimentons dans notre connaissance de Son monde. Que tout cela soit un c’est la foi hébraïque. Je dis bien foi, et c’est le mot qu’emploie le Zohar.

C’est une option de foi qui parait folie aux yeux des philosophes : l’option que la justice doit être de ce monde par exemple. Que quelque soit les apparences du Vayehi Khen, il y a unité fondamentale de ce que le Grec appelerait le Logos de vérité et le Logos de la réalité. Ce que tout homme de bon sens refuse. L’homme de bon sens est naturellement dualiste parce qu’effectivement il y a un décalage entre la vérité et la réalité: Vayehi Khen !

Petite indication au niveau de la Guématria :

Quand j’ai dit tout à l’heure que sur ce problème toutes les nations sont d’un côté et Israël de l’autre. Quelque soit encore une fois, l’adoption par telle ou telle culture du message de l’unité qui vient de la Bible hébraïque, ceci est reçu cependant dans une effectuation dualiste.

C’est tout simplement que la Guématria de Khen c’est 70. Et cela renvoie aux 70 nations qui serait d’une certaine manière l’approximation du projet homme : « quasi… ».

Avant d’exploiter les deux remarques du Rav de Volozine, pour élucider l’expression « à l’image de Dieu » « Betselem Elohim », je voudrais me référer à un enseignement d’un très grand livre, petit par la quantité, du moyen-âge tardif de Rabbi ‘Hiyyah HaNassi qui vivait vers le 11ème siècle au sud de la France et Nord de l’Espagne, nommé également Rabbi ‘Hiyyah HaSefardi. Il indique dans son livre Itgayon HaNefesh qu’il n’y que 2 cas dans le récit de l’œuvre de la Création, l’œuvre du commencement, où ce n’est pas écrit Vayhi Khen mais où il y a le mot du projet qui est repris dans la réalisation. C’est pour la lumière, et c’est aussi pour le projet de l’homme.

En fin de compte, c’est au verset 7 du chapitre 2 que la Torah nous dit וַיְהִי הָאָדָם   Vayhi HaAdam.

Au verset 26 du chapitre 1 se trouve le projet :  Bereshit 1 :26 :

נַעֲשֶׂה אָדָם בְּצַלְמֵנוּ כִּדְמוּתֵנוּ

Naasseh Adam Betsalménou KiDmoutenou

Et en fin de compte au chapitre 2 verset 7 dans le récit de l’effectuation dans la réalité on nous dit :

וַיְהִי הָאָדָם, לְנֶפֶשׁ חַיָּה

Et l’homme devint personne vivante.

Et en fin de compte, il indique dans son enseignement que à la limite il n’y a que 2 réalités au niveau de l’essence des réalités : la lumière et l’homme. Et que tout le reste n’est qu’apparence. Peut-être la physique moderne est-elle en train d’entrevoir en quoi que ce soit quelque chose de cet ordre. Il dit qu’il n’y a que pour deux réalités, que la Torah a repris dans le récit de l’œuvre, le mot qu’il y avait dans le projet :

– Yehi Or Vayhi Or

– Naasseh Adam…Vayehi  HaAdam

Et Rabbi ‘Hiyyah se demande de quel Adam il s’agit parce qu’il y a le Hé de l’article défini Ha-Adam ? L’homme par excellence ! Celui dont on dirait, je cite les Evangiles, « Ecce homo » ! Celui-là est l’homme ! 

La Torah nous dit que ce n’est pas n’importe lequel. L’homme par excellence, celui qui coïncide au projet. Et alors on nous raconte l’histoire à partir du premier homme : untel a engendré untel…etc. Cela passe par telle lignée plutôt que telle autre. Vous voyez que tout s’explique. Ce n’est pas pour rien que nous est donné ce compte rendu des généalogies et en fin de compte cela arrive à l’identité Abraham, Isaac, et Jacob qui devient Israël…

A rattacher au Vayhi Khen dans l’exposant humain. Khen = 70 qui renvoie aux 70 nations, et puis d’autre part, l’homme de Atem Krouyim Adam…  (atem krouyim adam veein oumot haolam kerouyim adam). Il y aurait donc ici le même problème.

Betselem Elohim

Comment comprendre donc cette expression Betselem Elohim à l’image de Dieu ?

Un philosophe aurait la tentation de dire que ce qui fait que l’homme est à l’image de Dieu c’est sa capacité de la pensée. Et que si l’homme est créateur c’est parce qu’il est doué de pensée. Que s’il y a quelque chose d’analogue entre Dieu et l’homme c’est la pensée. Dans un cas la pensée infinie, dans l’autre la pensée finie. Mais malgré tout voilà le point commun, où l’homme serait image du Créateur.

Il y a de très belles pages de Descartes dans les Méditations métaphysiques où il montre que Dieu en tant que Créateur de l’homme a mis dans Son œuvre la marque du Créateur : la pensée.

C’est une tentation de définition de philosophie théologique. En réalité, ce n’est pas la réponse de la tradition juive, parce que la tradition juive a préféré la définition de la spécificité de l’homme comme ‘Haï Hamédaber vivant-parlant – doué de capacité de parole – plus que ‘Haï Hamaskil – le vivant pensant. La tradition juive a connu cette controverse qui a été très célébre au moyen-âge de cette perplexité à définir la caratérisitique spécifique de l’homme par la pensée ou par la parole. Elle connait la différence par la pensée mais elle préfère indiquer cette différence par la parole.

Très rudimentairement, nous savons aujourd’hui que la pensée peut être impersonnelle. Déjà au niveau du structuralisme de l’intelligence, nous savons que la pensée peut être impersonnelle : il y a des machine à penser que l’on appelle des ordinateurs.

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