Égal à nous-mêmes
Je voudrais en préambule tout particulièrement remercier Olivier Cohen, à qui l’on doit la transmission vivante de l’enseignement de la pensée de Manitou. Manitou-l’hébreu est devenu incontournable pour ses cours prodigués, ses conférences et les nombreuses archives qui y sont reproduites. Il ne faut pas être devin pour constater de l’époque troublée dans laquelle nous nous trouvons tous, et « nous autres juifs » comme le disait Arnold Mandel, plus particulièrement. En France dans le monde dit communautaire, la situation tient à bien des égards du paradoxe voire hélas quelquefois de la scission, et pourtant, ici et là s’élèvent, le plus souvent hors des institutions, des individus, des mensch géants qui tentent de reprendre le cours de l’histoire juive et de ce qu’ils nous restent encore à y réaliser. Le projet Manitou-l’hébreu appartient indiscutablement à cette impressionnante volonté. En tant qu’écrivain il m’avait été un jour demandé de parler de la notion d’Égalité dans le judaïsme. L’écriture littéraire juive a longtemps marché de pair avec l’écriture biblique et ses commentaires, il était en effet dommage de ne plus perpétuer cette tradition, et surtout de cesser d’exhorter « ce peuple » par le prisme de ses livres et de ses traditions à regagner son « énergie fondatrice », comme l’indiquait le très grand poète et penseur Claude Vigée. Alors, au nom de tous ces mensch, d’hier et d’aujourd’hui qui nous laissent espérer que demain sera plus honorable encore que l’heure achevée, ce texte leur est dédié. Je voudrai également remercier Haïm Rottenberg qui a toujours su me prodiguer des conseils avisés et un savoir hors du commun. Égal à nous-mêmes. Lorsque le monde a été créé,Le monde a été partagé :Les uns ont eu le bon vinEt les autres la soif. Baal Shem Tov L’Eternel-Dieu dit « Voici l’homme devenu comme l’un de nous, en ce qu’il connaît le bien et le mal ». Au sortir de la première guerre mondiale, l’Europe se regarde, « ruines qui menacent ruine» dans l’épouvante de ce qu’il subsiste du vieux monde. Rien n’est soudain plus égal à l’autre qu’une gueule cassée d’un côté ou de l’autre de la frontière, qu’un mutilé, qu’un champ de dévastation sur cette ligne-là ou celle au loin, là-bas. Puisque tout a été anéanti, que reste-t-il alors de l’idée de l’homme ? Une frénésie s’empare pourtant du monde et y fait tout culbuter. « Une nouvelle ère commence qui ne peut se comparer, par l’ampleur des bouleversements, qu’à la période de la Renaissance ». Tout reprendre. Autrement, tête bêche, respirer, exprimer, penser, trouver d’insoupçonnables expressions, car désormais plus personne ne pourrait avancer du même pied. L’Europe de « l’Atlantique à l’Oural » se met soudain à bouillir. Dans la marmite cuisent les oripeaux de ce monde « d’hier » qui avait conduit dans ses fracs lustrés à la plus effroyable destruction. Il fallait une « métamorphose », urgente celle-ci, de l’homme, de l’art, de l’espoir, de la vision du futur, de l’horizon qu’il fallait dessiner sur d’autres cieux. L’expressionisme né avant-guerre se vêt alors d’autres postures de refus du réel, la Nouvelle Objectivité prend en Allemagne son envol, les mouvements d’avant-garde se font brusquement pressants. Futurisme, surréalisme, primitivisme, en gestation déjà avant-guerre, entrent dans la danse du monde. L’Octobre russe viendra ajouter à cette incandescence la réalité, – et son fantasme-, d’une Révolution. Apollinaire qui venait d’inventer le terme de « sur-réaliste » à propos du ballet Parade, sera l’un des plus proches alliés et promoteurs des peintres cubistes. En 1918, il publie Calligrammes, poèmes de guerre, poèmes de paix disposés sur la feuille comme une vision – inventeur d’un davar, cette chose disloquée qui rejoint, ondulante et impatiente, le mot. L’art pense soudain l’art. La Création fixe l’homme, bileux, qui lui est fatalement inférieur. La toute puissance du rêve, de la forme ou de son obsession hors de contrôle, doit assujettir la volonté par nature destructrice. A la même époque, des écrivains juifs de langue yiddish rentrent, comme par fracas, dans la modernité. Ébranlé par la Haskala, foudroyé par les pogroms, les enrôlements forcés, puis scindé dans leur devenir par leur engagement dans la « grande guerre », le monde juif subit les coups de boutoir de l’histoire, par d’effroyables et incessantes secousses. Pourtant, aussi désespérés que déstabilisés, les artistes juifs montrent une combativité et une créativité hors du commun : Jour après jour – caravanes de navires errants, voiles pointillées de soleil pour la tempête et la bourrasque Je suis venu pour disparaître et pour renaître. Jour après jour – incandescentes voiles de lave vers le bord bleui du repos proche de la bénédiction – non, je n’atteindrai pas en même temps que tous la berge du port bleu, un vent mauvais en route a fracassé mon mât… Jour après jour tel un messager fendant l’air du saint anéantissement – dans la tempête et la bourrasque, tout seul tout seul comme un jour ordinaire je suis venu pour disparaître et pour renaître. Dans cette effervescence qui secoue toute l’Europe est édité à Varsovie, en 1922, le premier numéro de Khaliastra, Le gang. Imprécations, images crues et violentes, positions diamétralement opposées d’un auteur à l’autre, l’univers juif y est réinventé, tourbillonnant, vigoureux, implacable, tel un torrent impétueux que l’on aurait retenu trop longtemps. Peretz Markish, Uri Zvi Greenberg, comparses et complices du Gang, eux qui deux décennies plus tard incarneront les deux grands destins juifs de l’époque, chacun à l’autre bout du spectre, se tiennent encore à cette époque, épaule contre épaule, le regard à l’horizon. Ils vont alors, ils vont de croix en croix – (sur la croix pend un homme depuis deux mille ans) et tous en chœur s’écrient : descends de croix ! Toi homme et moi possédons même forme ! Descends ! L’horloge-monde a sonné treize coups ! Nous allons maintenant au festin des blasphèmes – – Descends ! Viens avec nous au festin des blasphèmes ! Pourquoi rester ici pendu ? tous les croyants font partie de la bande – vers toi ne peut venir qu’un chien un estropié ou syphilitique – – Et l’homme en croix répond : je ne puis faire un pas sur terre. Je ne sais… Le crépuscule vient. J’ignore le chemin qui mène à Bethléem… Deux mille ans que je
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