La réflexion morale n’a d’importance, n’a de valeur propre que rapportée à la destinée concrète de chaque homme
La réflexion morale n’a d’importance, n’a de valeur propre que rapportée à la destinée concrète de chaque homme [1] Dans les fissures du désert Laissez à mes cils au moins une larme Perler de tous ces yeux ouverts De tant de morts donnez-moi la mémoire Avec les tréfonds de toutes les mers. Isaïe Spiegel, Et la Lumière fut, Lodz, 1949 « Si on s’en sort entre 100 000 et 200 000 morts on aura fait du bon boulot [2]» On croyait les démocraties immunisées à l’indifférence sadique. «Je crois que beaucoup l’ont eu au Brésil, il y a quelques semaines, ou bien des mois. Ils ont déjà des anticorps[3] ». Immunisées à la froide contemplation du meurtre.2 Des masques s’échangent au plus offrant sur les tarmacs d’aéroport, des larcins minables sont commis par des nations tout entières au détriment d’autres nations, l’Europe submergée peine à s’unir, tandis que fanfaronnent sans gloire ceux qui ont tout compris. Se taire devant une telle tragédie étant radicalement exclue. Chacun y va au contraire de son bon mot. Mots encombrants, valises, machin-barrière, et « distanciation » dont tout de même l’acception est aussi simple que tout autre, distance ne suffisait-il pas ? Moindres maux ? Peut-être pas. Quand on commence à infléchir le « verbe », le monde fléchit fatalement aussi. Anonymes, militants, déçus, esseulés, paumés, croyants, malheureux, surdoués, vaniteux, nombreux aussi ceux qui claironnent tout savoir de ces cris d’agonie, ces hurlements abandonnés, ces asphyxies dans le néant. Ils ont déjà posé leur conclusion, au « nom des miens », ils livrent leur compte : C’est donc à cause du réchauffement climatique, du libéralisme, de la détérioration des rapports humains, de l’indifférence générale aux mondes en guerre, des choix gouvernementaux, de la mondialisation, de la fracture sociale, de la dislocation familiale, des phoques disparus, des expériences en laboratoire, de Tchernobyl, de la science, des expériences nucléaires, … à cause de ces pêchés que nous sommes condamnés ? Pêché d’un vice collectif ? Peut-être.. Mais est-ce sincèrement au nom de ces ravages, qu’ils crient dans les hôpitaux bondés surchauffés par la mort, ma sœur, mon enfant, mon père, est-ce donc pour dénoncer l’état du service public laissé à l’abandon, ou le meurtre les baleines baltiques que mon ami d’enfance, ma voisine agonisent dans la plus effarante solitude ? Il y a un proverbe yiddish qui dit que là où se multiplient les prophètes, il n’y a plus d’hommes. Et pourtant !… On voit soudain surgir des trésors d’exceptions dans des lieux insoupçonnés. Internet qui charriait encore si récemment à nos portes boues et glaires, tripes et vomi, se met brusquement un peu à espérer. Si les complotistes ont encore un bel avenir, leur font aujourd’hui face une cohorte d’inconnus qui offre ses services, un autre bataillon qui amuse et fait don de ce bref bonheur dont il faut se saisir, et un autre qui applaudit à tout fendre chaque soir. Soudain le monde se regarde et se détourne indifférent des devins jamais rassasiés. Ensemble, tous les jours plus nombreux, pour survivre, pour espérer, pour se dire que nous mourrons dans une même humanité, dans le silence de nos vies, de celles qui n’ont appartenu qu’à nous seuls, pour se dire que nous vivrons peut-être un peu encore, Nous voilà donc enfin face à face. Car c’est bien ainsi que nous devrions penser, avant d’écouter le bruit des arbres ou des baleines, aussi féériques fussent-ils, oui, c’est en compréhension, cette fois, que nous devrions nous voir, à travers ce miroir qui nous renvoie ce que nous sommes, ou plus exactement, seulement ce que nous ne sommes. Tous. Bisel Mensh, dira-t-il de lui-même, l’écrivain Baashevic Singer lors de la réception de son Prix Nobel : signifiant « Petit homme », « pauv’ gars » en est une autre traduction. Chaque jour, des centaines de pauv’ gars (j’inclue les femmes) se lèvent dignement parmi nous, pour tendre une main gantée à leurs comparses. Après une si certaine tragédie, après, peut-être, pourrons-nous tenter de comprendre et de couvrir le bruit des larmes par des regrets, des remords, des décisions futiles ou décisives pour l’histoire de l’humanité, mais en attendant … Il faut appréhender le jour qui vient. On les voit au loin s’en aller Sans savoir d’où ils viennent, Peut-être sont-ils les dernières ombres Des premiers hommes sur la terre, De l’ère où sur notre planète Se disloquaient les sols et se fendaient les eaux ? Ou peut-être sont-ils les premiers à porter Dans les replis de leur visage Les signes premiers, plus profonds, de la souffrance De l’homme nouveau sur la terre ?[4] Aveugles hier, surgissent enfin à notre vue, à leur taille réelle, ceux qui passaient au travers des cases sociales dont ils n’accédaient que par espoir déchu le plus souvent, ou exaucé à la génération qui leur succédaient. Les voilà enfin aimés. Ceux qui cultivent l’humanité, à mains nues. Ceux qui, honorables, ne font mentir aucun de leurs actes. Ouvriers, postiers, agriculteurs, auxiliaires de vie, aides ménagère, routiers, caissiers, artisans, artistes et tant d’autres encore, à qui si peu était donné. Apparaissent aussi avec une clarté criarde ceux l’on croyait opulents et qui meurent de leur vocation à sauver, infirmiers, médecins, chefs de services… et tant d’autres encore. Ceux en particulier qui ne se commettent pas à comparer un « mort pour un autre », un malade du covid pour un accident de la route ou de trottinette. Et puis, tous ceux également qui aspirent à être solidaires pour des inconnus qu’ils auraient, hier encore, toisés. Vous, moi… Nombreux je l’espère les pauv’ gars immunisés contre nos démocraties, nos mensonges, l’indifférence froide, le manque le plus basique de compassion, immunisés espérons tous ces hommes, ces femmes qui ne misent ni sur le nombre de morts journaliers de pays en pays, ni sur l’avenir sinistre qui pourrait cogner à nos portes. Alors, pour tous ces sombres crétins et criminels ambitieux, prions pour qu’ils soient reniés par cette nature-là, celle précisément constituée d’hommes et de femmes qui recèlent en eux un pan de céleste et l’avenir possible de notre monde. Daniella Pinkstein [1]La Parole et l’écrit, I. Penser la tradition juive aujourd’hui,