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HISTOIRE, MÉMOIRE ET… IDÉOLOGIE. (DROIT DE RÉPONSE À L'ARTICLE D'OLIVIER COHEN SUR L'EXPOSITION "JUIFS D'ORIENT" À L'INSTITUT DU MONDE ARABE)

par Denis CHARBIT, le 10/02/22

Olivier Cohen m'a fait l'amitié de m'envoyer l'article qu'il a publié dans le site Manitou à propos de l'exposition "Juifs d'Orient" organisée par et à l'Institut du monde arabe à Paris et à laquelle j'ai eu l'honneur et le bonheur de participer. Les premiers paragraphes de sa recension sont flatteurs. L'incipit donne le ton: "L’exposition permet d’accéder aux grands moments de la vie intellectuelle et culturelle juive en Orient." C'était bien là notre but, et je me réjouis de lire sous sa plume qu'il a été atteint. Il note que cette exposition qui se tient à l'IMA, est "une grande première" et que l'approche chronologique et thématique retenue est "évidemment passionnante". Il souligne enfin que le but de cette exposition était de "présenter le récit de cette coexistence, tour à tour féconde et tumultueuse". Il reconnaît ainsi que nous nous sommes efforcés de montrer dans cette exposition non seulement le visage harmonieux de cette coexistence, mais également ses aspects tumultueux.  O certes, pas dans des proportions égales, je m'empresse de l'écrire. C'est que, d'une part, il s'agissait de réévaluer cette culture plurimillénaire largement ignorée dans sa continuité historique, d'en manifester la beauté esthétique – on est dans un musée -  à l'intention de celles et ceux qui n'avaient pas conscience de l'existence d'un patrimoine aussi riche, ou pire, la sous-estimaient. C'est aussi, d'autre part, que les exactions et les humiliations ne laissent pas beaucoup de traces, d'autant que longtemps la seule catastrophe que la diaspora était fondée à remémorer et à représenter était celle de la destruction du Second Temple par Titus. Ainsi, pour témoigner de la dureté de la dynastie des Ommeyades ou expliquer le caractère ambigu du statut du dhimmi, nous avons eu pour recours les cartels disposés à l'entrée de chaque salle. Il est vrai qu'aucune mosquée n'a jamais cru bon de représenter la synagogue voilée, à l'instar de la statue bien connue de la cathédrale de Strasbourg, pour manifester la supériorité de son message spirituel. Au XXème siècle, en revanche, la photographie peut apporter la preuve de la violence subie, telles les photos du pogrom de Constantine perpétré en 1934 par la populace arabe dans l'indifférence des autorités françaises, et que la plupart des visiteurs de l'IMA, me semble-t-il, ont vu pour la première fois. 

 

Cette recension commençait donc bien et attestait d'un contentement analogue à celui des critiques élogieuses, sinon dithyrambiques, parues dans la presse française. Mais, une fois la première page tournée, les choses se gâtent et tournent à l'aigre, sinon, au réquisitoire. Cette exposition, nous dit-il, est un trompe-l'œil. Elle tend au visiteur une vision radieuse et erronée des relations judéo-musulmanes. Elle est un piège tendu par l'IMA et par le comité scientifique présidé par Benjamin Stora et dont j'ai fait partie. 

 

Rien de très nouveau, dois-je avouer. On connaît la chanson : quiconque ne réitère pas que l'histoire juive en terre d'Islam n'était qu'une vallée de larmes est aussitôt soupçonné de vouloir en montrer une image idyllique. (A cet égard, je fais mien le jugement nuancé de Bernard Lewis qui estimait, en substance, que l'Afrique et l'Asie musulmane ont offert aux Juifs ni le meilleur ni le pire dont l'Europe chrétienne s'est montré capable.) Mais Olivier Cohen va beaucoup plus loin et formule un grief majeur Une fois ses éloges prodigués, il développe une thèse que je renonce à synthétiser avec mes propres mots afin de ne pas être accusé de la déformer. Je me contenterai d'en reproduire trois extraits qui en livrent la quintessence : "on peut nommer un responsable à l’éloignement des communautés juives et arabes, un obstacle à la possibilité d’un rapprochement : Il s'agit d'Israël! Ce sont les israéliens qui portent cette responsabilité! (…) Juifs et arabes vivraient encore en harmonie si l’Etat d’Israël n’avait pas vu le jour. (…) Victimes hier, bourreaux aujourd’hui, les juifs devenus Israéliens sont plus que jamais responsables de la fracture désormais irréconciliable entre juifs et arabes. Israël n’est plus seulement l’ennemi des palestiniens, l’ennemi des arabes, l’ennemi de l’humanité, l’ennemi du genre humain, voilà Israël devenu également l’ennemi des juifs et de la nouvelle version du judaïsme moderne."

 

Il y a au moins un point sur lequel nous serons pleinement d'accord lui et moi : cette façon de penser existe. Oui, des milliers et des millions de personnes sont convaincus qu'Israël est responsable de la fracture entre Juifs et Arabes. Ont-ils tort ? Ont-ils raison ? La controverse est vive et irréductible entre ceux qui pensent de la sorte et ceux qui estiment, au contraire, que c'est l'antisémitisme en pays arabe et musulman qui est la cause profonde et majeure de ladite fracture. Certains n'hésitent guère même à pointer le Coran comme l'origine de cette hostilité. Cette accusation calomnieuse portée contre Israël est largement répandue. Je le déplore comme lui. Mais là où je ne le suis plus, c'est quand il soutient - accrochez-vous bien -  que cette thèse circule tout au long de l'exposition, explicitement ou implicitement. Autrement, dit, volontairement ou malgré moi, j'aurais donné ma caution à une entreprise de démolition d'Israël et de sa légitimité. Pour étayer une accusation aussi grave, Olivier Cohen dispose de deux pièces maîtresses : l'exposition et le catalogue. La première rassemble pas moins de 419 œuvres de nature diverse : objets profanes et sacrés, costumes, tableaux, photographies, cartes postales, planches, films, extraits de musique liturgique et profane. La seconde est le catalogue de 224 pages, lequel inclue la reproduction d'un grand nombre des pièces de l'exposition – ce qui le range dans la catégorie des "beaux livres" - et vingt-cinq articles, tous inédits, rédigés par des spécialistes français, américains et israéliens, une introduction générale de Benjamin Stora, un glossaire, une bibliographie – ce qui en fait un livre savant – suivi de la liste des œuvres exposées, grâce à laquelle j'ai dénombré plus haut, de manière exhaustive, les 419 pièces de l'exposition, (voir les pages 210-223 du catalogue qui indique pour chacune d'elles la nature, la date et la provenance). 

 

419 pièces exposées et 224 pages du catalogue, il y a incontestablement matière riche et fournie pour démontrer une thèse. Et là, je dois bien admettre que les bras m'en tombent. Pour justifier son hypothèse que l'exposition "Juifs d'Orient" véhicule de bout en bout la thèse insidieuse de la culpabilité exclusive d'Israël dans la fracture entre Juifs et Arabes, Oliver Cohen s'appuie sur un seul et unique document : un extrait de 10 minutes et 6 secondes tiré du quatrième épisode de la série télévisée tournée en 2013 par Karim Miské, Juifs et musulmans si loin si proches

 

A mon tour de plaider coupable:  j'ai visité l'exposition lors de l'inauguration et je reconnais que si j'ai attentivement regardé les œuvres elles-mêmes, je ne n'ai pas vu dans leur intégralité les courts métrages et les extraits vidéos lorsque leur durée excédait quelques minutes. Je ne peux donc guère témoigner de l'extrait pointé par Olivier Cohen. J'entends bien qu'il l'a trouvé excessif, indécent et indigne. Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas vu. Mais posons d'abord une question de méthode ? Est-il admissible de faire reposer toute une thèse sur un seul et unique extrait de film ? Est-il intellectuellement honnête d'employer les grands mots et les grands moyens en n'ayant pour seule preuve qu'un objet dont le statut en tant que pièce d'exposition n'est pas identique à celui des pièces exposées et encore moins aux cartels qui, à l'entrée de chaque salle tissent le récit historique. J'ignore ce que dit le commentaire du film litigieux, mais je sais bien ce que disent les panneaux et ce que disent les articles (et pour cause, j'en ai écrit deux, l'un, sur le départ des juifs arabes, l'autre, sur les Mizrachim en Israël). Il nous est apparu évident, sinon impératif que l'exposition montre, avec huit photos éloquentes, leur départ en urgence et leurs premiers pas en Israël. 

 

Olivier Cohen écrit toujours à propos du film : "le niveau sonore de la petite musique que l’on avait commencé à entendre dans les allées de l’exposition se fait alors plus intense". Admettons - pour la forme - que l'extrait de la vidéo en question confirme l'hypothèse de l'intensité accrue de la thèse qui ferait pointer sur Israël un doigt accusateur. Mais où est la petite musique qui la distille tout le long ? Serait-ce la une des journaux sionistes parus au Caire, à Tunis qu'il nous a paru important d'accrocher  des titres de la presse juive sioniste, communiste, socialiste et nationaliste afin de rendre compte de la vitalité et de la diversité politique des Juifs d'Orient, auxquels on prête à tort une indifférence et une passivité en matière politique. Bref, en un mot comme en cent, on ne monte pas sur ses grands chevaux lorsque tout ce que l'on livre en pâture au lecteur est un extrait de film aussi partial soit-il, comme il le soutient. 

 

Je voudrai rapporter une petite anecdote liée au travail que j'ai effectué : elle démonte le reproche adressé par Olivier Cohen à l'IMA accusé de vouloir montrer et démontrer qu'"il ne s’agit plus de quitter l’exil pour rentrer chez soi, mais de quitter les pays arabes pour partir en exil en Israël !" Rien dans l'exposition ne prête le flanc à une telle interprétation. L'IMA avait souhaité que le thème spécifique de chacune des salles de l'exposition apparaisse en gros caractères en hébreu et en arabe, en plus du français, afin de rappeler la parenté linguistique et calligraphique des deux langues. On m'a prié naturellement de m'acquitter de cette tâche. L'avant-dernière salle a été intitulée "Le temps de l'exil" :  qu'ils soient partis pour la France, le Canada ou Israël, il y avait bien eu exode et exil – ce qu'Enrico Macias a si bien exprimé lorsqu'il chantait, le trémolo dans la voix : "j'ai quitté mon pays, j'ai quitté ma maison". J'ai spontanément et littéralement traduit par : "עת הגלות". Je me rendis compte très vite que ça n'allait pas : s'il y avait bien eu départ, je ne pouvais occulter le fait que pour beaucoup de ceux qui s'étaient rendus en Israël, le départ constituait un retour. J'ai donc proposé "עת העקירה" autrement dit, "le temps du déracinement". L'expression est reproduite dans la salle comme dans le catalogue.

 

Un extrait de film ne recèle pas et ne révèle pas le message d'une exposition, quoi qu'en dise Olivier Cohen. Mais je voudrai pour finir me prononcer sur la thèse elle-même. Si je m'en abstenais, j'aurais le sentiment d'esquiver la question de fond qui va bien au-delà de l'exposition. La recherche historique se nourrit de débats et d'hypothèses contradictoires. C'est qu'il n'y a pas en histoire de vérité révélée que tous ceux qui pratiquent ce métier seraient tenus d'observer. Il y a des faits d'abord et leur interprétation ensuite. Au titre des faits, nul historien digne de ce nom ne conteste que les juifs d'Orient, dont le nombre s'élevait à près d'un million en 1945, ne sont plus aujourd'hui que quelques dizaines de milliers. La première tâche de l'historien est de reconstituer la trame des événements afin de décrire, entre autres, quand et comment les Juifs sont partis et vers quelle destination. Pour y parvenir, il doit dépouiller des archives écrites, des journaux, des protocoles de réunion, des correspondances officielles et privées et interroger des témoins, fut-ce des années après. La seconde tâche de l'historien – et assurément la plus complexe – consiste à proposer des hypothèses pour discerner les causes car celles-ci sont multiples. Chaque historien est tenu d'affirmer, preuves à l'appui, que son hypothèse est la bonne, pas la seule, mais celle qui lui apparaît le mieux expliquer l'enchaînement des faits. La Révolution française, pour prendre un exemple, relève–t-elle d'une contestation intellectuelle ou bien d'une crise économique ? A cet égard, l'hypothèse qui consiste à relier le départ des Juifs au conflit qui a éclaté en 1947-1948 est une hypothèse de travail qu'un historien ne saurait exclure a priori. Elle me paraît autant un prétexte qu'une cause. C'est dire comme elle est insuffisante. Dans l'article du catalogue consacré à leur départ et que l'IMA m'a confié le soin de rédiger, je l'ai examinée, de même que j'ai étudié la responsabilité du nationalisme arabe qui, à l'instar de tout nationalisme, tend à expulser ou à inciter au départ ceux qui apparaissent, à tort ou à raison, comme des intrus, des étrangers, des hommes de trop. Que les idéologies exploitent ensuite les résultats des recherches historiques pour justifier leur vision du monde est une toute autre affaire. C'est la tentation à laquelle cède toutes les idéologies de faire feu de tout bois. Aucune idéologie n'en est indemne. L'historien exerce son métier en étant pleinement conscient que son travail peut être récupéré par les uns et par les autres. (Dernier exemple en date, l'usage fait par Eric Zemmour de la thèse de Simon Epstein sur les Dreyfusards dans la Collaboration) Il incombe à l'historien de poursuivre sa mission en se tenant à distance de ces tentatives d'instrumentalisation sur lesquelles il n'a pas prise. Malgré le bruit qui l'entoure, il doit persévérer dans la rigueur sans s'interdire d'examiner toutes les hypothèses. Des régimes arabes issus de la décolonisation ont pu s'appuyer sur le conflit au Moyen-Orient pour se débarrasser de leurs Juifs, tel Nasser qui, après l'opération de Suez, a donné l'ordre d'expulser les Juifs.d'Egypte. Ce rapport de cause à effet mis en évidence ne confère pour autant aucune légitimité morale à sa décision.  

                             

Pourquoi suis-je affecté par ce mauvais procès que m'intente Olivier Cohen ? Après tout, je reçois bien, côté arabe, (voir le site Orient XXI), des avis qui disent exactement l'inverse et disqualifient l'exposition car, selon eux, elle corrobore le narratif sioniste en signalant la présence juive dans la Judée antique avant la dispersion, en relatant à la fin le départ vers Israël, pour avoir enfin emprunté des pièces au Musée d'Israël et à l'Institut Ben-Zvi, et invité un Israélien à rejoindre le comité scientifique. Fort de ces critiques qui s'annulent par leur excès même, je devrais être rassuré. Je ne le suis guère. Car cette recension parue dans le site Manitou ne s'en tient pas aux règles de la bonne et saine controverse. 

 

Travers insupportable de notre époque, une critique n'est jamais aussi incisive que lorsqu'elle flaire et dénonce la trahison volontaire ou insidieuse dont se rendraient coupables Benjamin Stora et votre serviteur. Pour ne pas être accusé de paranoïa, je citerai une fois de plus mon interlocuteur. Olivier Cohen écrit: "Cette exposition à l’Institut du monde arabe n’échappe pas à la règle. Israël est devenu l’ennemi de l’autre, c’est-à-dire l’ennemi du genre humain. Mais cela devient problématique lorsque ce sont des juifs qui sont à la manœuvre. De tous temps il y a eu des juifs qui ont œuvré contre leur propre camp, notre histoire comporte de nombreuses péripéties qui illustrent ces trahisons." Le mot est lâché. Me voilà donc soupçonné d'avoir inspiré ou soutenu un récit destiné à nuire aux miens et à Israël. C'est écrit avec plus de nuance que celui qui n'irait pas par quatre chemins en disant que je suis un traître à pendre haut et court sur la place publique. N'est-ce pas là entretenir un climat de guerre civile, inspirer inutilement la haine gratuite ? En dépit de cette insinuation fausse et blessante envers l'IMA et envers Benjamin Stora et moi, je sais gré cependant à Olivier Cohen de m'avoir accordé ce droit de réponse pour que la controverse se poursuive sans avoir à brandir cette accusation infâmante. Qu'il me permette de lui donner ce conseil : des individus, des groupes, des masses tiennent Israël, sans aucun doute, pour l'ennemi du genre humain. Assurément. Cela ne devrait pas vous autoriser à imputer une complicité avec l'ennemi à quiconque ne conçoit pas comme vous l'origine, la nature et les responsabilités du conflit ainsi que la solution pour le résoudre,

 

Denis Charbit,

Professeur de science politique à l'Open University of Israel et membre du comité d'organisation de l'exposition "Juifs d'Orient".





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