Léon Ashkenazi dit « Manitou », une vie

21 juin 1922

La naissance

C’est en été que Yéhouda Léon Askénazi naît à Oran (Algérie française), dans une famille issue d'une longue lignée de rabbins. Il est le second de six enfants. Sa destinée est déjà scellée par son ascendance : son père, Rav David Askénazi, fut successivement Grand Rabbin dʼOran, d’Alger, puis dernier Grand Rabbin dʼAlgérie ; sa mère, Rachel Touboul, était la fille de Rabi 'Hayim Touboul, dayan à Oran et descendant du grand maître originaire du Maroc Rav Yossef ibn Taboul el Magrebi, disciple au XVIe siècle du Rav Yits'haq Louria Ashkénazi, dit HaAri Haqadosh, le Saint Ari, maître de l'école kabbaliste de Tsfat, et aussi d’une longue lignée de kabbalistes espagnols, dont Rav Asher Ben Yé'hiel, dit « Le Rosh », figure centrale des Juifs ashkénazes au XIIIe siècle. À cette époque, la société algérienne est profondément multiculturelle, même si les communautés juive, chrétienne et musulmane ne se mélangent que peu.

Dans les années trente, à Oran, il fait ses premières classes de Torah et de Talmud à la fois à la yéshivah Ets 'Hayim, auprès de son père, et à l'école française laïque de la ville. Il s’imprègne toute son enfance des enseignements de la tradition juive que lui transmettent son père et son grand-père maternel. Il approfondit ses connaissances talmudiques à Alger avec le Grand Rabbin Fingerhut.

Durant cette période, Léon Askénazi se définit comme un « Français d’Algérie de religion juive, priant en hébreu, fredonnant en arabe, parlant en français ». Il reçoit ensuite l’enseignement de la kabbale à Marrakech, au Maroc, avant de poursuivre des études de philosophie et de psychologie à l’université d’Alger, interrompues par la mise en place d'un numerus clausus pendant la Seconde Guerre mondiale. Il complètera plus tard son cursus à la Sorbonne, à Paris, en philosophie, ethnologie et anthropologie. Marqué par son enfance et sa formation, il restera toute sa vie un partisan du dialogue entre les religions, considérant qu’elles partagent un socle commun primordial. En 1990, il écrira une prière pour la consécration du Sanctuaire de l’Universel, à Suresnes, lieu dédié à l’unité spirituelle.

1940 - 1945

Les années de guerre

En 1940, Léon Ashkenazi rejoint les Éclaireurs israélites de France (E.I.F.), qui comptent parmi les premiers résistants contre l’Allemagne nazie. Il y reçoit le totem de « Manitou » qui l'accompagnera toute sa vie. Dans la mythologie des indiens Algonquins d’Amérique du Nord, ce mot signifie « Grand Esprit surnaturel ». À la suite de l’abrogation du décret Crémieux par le gouvernement de Vichy, le 7 octobre 1940, il devient, comme tous les siens, un « juif indigène algérien » et non plus un citoyen français à part entière. C’est la première fois qu’il est vraiment confronté à l’antisémitisme et marque un tournant dans sa vie et dans sa réflexion sur la place du juif dans le monde. Sur ordre du gouvernement de Vichy, il est interné avec des centaines de soldats juifs algériens dans le sinistre camp de Bedeau, au sud de Sidi Bel Abbès. Mobilisé en 1943, son nouveau statut l’empêche d’intégrer l’armée française, il s’engage donc dans la Légion étrangère. Aumônier général des Forces françaises de l'Ouest avec le grade de sous-lieutenant, il débarque en Provence avec l’Armée d’Afrique avant d’être grièvement blessé en 1944 à Strasbourg, où il rencontre le Grand Rabbin Schilli. Il assiste, convalescent, à la Libération depuis Marseille. Alors qu’il doit rentrer à Oran, son convoi est dérouté sur Constantine. Les premiers heurts violents entre nationalistes algériens et policiers français ont éclaté. Léon Askénazi doit quitter sa terre natale. Rendu à la vie civile en octobre 1945, il reprend alors à Paris ses études.

1946 - 1969

L’école Gilbert Bloch dʼOrsay

Lorsque Léon Askénazi arrive en France, Robert Gamzon (1905-1961), de son totem « Castor soucieux », fondateur des E.I.F. et grand résistant, est sur le point de créer une école pour former des cadres au sein d’une communauté juive traumatisée par la guerre et la Shoah.

Après avoir participé à un camp expérimental, il est retenu pour intégrer l’école Gilbert Bloch, du nom d’un maquisard tué à 24 ans en 1944 par les Allemands à la Roque (Tarn). Dans un petit château loué à Orsay, les jeunes suivent des cours de judaïsme, d’hébreu, de pensée juive, mais reçoivent aussi une formation de moniteurs, de psychologie appliquée, de sociologie, de travaux manuels (menuiserie, marionnettes) et d’art dramatique. Ils sont reçus gratuitement, pour une durée de 9 mois, et doivent s’engager à servir ensuite, soit dans le mouvement E.I.F. soit dans une autre institution de la communauté. De l’avis général, Léon Askénazi est le plus brillant d’entre eux. Lorsque Castor fait son 'Alya (littéralement « ascension » ou « élévation spirituelle », c'est-à-dire : immigration en Israël) en 1949, Manitou s’impose comme son héritier naturel. Il est officiellement nommé directeur de l'école en 1950, sous la présidence d’André Neher (1914-1988), rabbin, écrivain et philosophe français.

Influencé de façon décisive par l’enseignement de l’un de ses professeurs, Jacob Gordin (1896-1947), érudit talmudique et philosophe juif russe, il poursuit l’œuvre commune. Il y rencontre sa femme, Esther Papierman (1926-2015), dite « Bambi », rescapée de la Shoah, où toute sa famille a péri, à Auschwitz. D’origine ashkénaze, elle contribue à la prise de conscience de son mari, séfarade, sur « l’immense complexité sociologique du peuple juif et de son histoire ». Une réflexion qu’il poursuit, après une rencontre fondatrice en 1956, avec le Rav Tsvi Yéhouda Hacohen Kook, fils et héritier spirituel du premier Grand Rabbin ashkénaze d’Israël, Rav Avraham Yits'haq Hacohen Kook. Manitou dira : « Tout ce que j'avais appris jusque là, je l'ai revu à travers le prisme d'Israël. En une nuit, de Juif, je redevenais Hébreu. La Torah des Juifs de diaspora redevint pour moi la Torah des Hébreux. Avant de connaître le Rav Kook, je connaissais la Torah. Mais le Rav m'a fait descendre cette Torah sur la terre d'Israël ».

Durant ces années en France, il est aussi président de l’Union des étudiants juifs de France (U.E.J.F.) de 1950 à 1955, des E.E.I.F. de 1955 à 1956 et fonde le Centre universitaire d’études juives (C.U.E.J.) qu’il dirige de 1958 à 1967.

1968

L’Alya

Depuis la création de l’État d’Israël, le 18 mai 1948, Léon Askénazi vit en diaspora. Il se considère alors plutôt « comme un Juif algérien de culture française que comme un Juif français de culture algérienne ». Il songe à plusieurs reprises à faire son 'Alya mais les circonstances le poussent à rester en France. Il y approfondit sa pensée et comprend que « ce qui unit tous les Juifs du monde, ce n’est pas que l’appartenance religieuse mais l’appartenance nationale ».

La guerre des Six-Jours provoque un déclic en lui. Il décide de monter en Israël peu de temps après, en 1968. Il y fonde et dirige le lycée de préparation au baccalauréat pour immigrants francophones à Natanya. Il explique : « La troisième partie de ma vie se passe en Israël, en tant qu’Israélien. C’est donc, dans un style particulier, un exemple de la mutation d’identité qui transforme, de notre temps, le peuple juif en nation hébraïque ou plus exactement, qui transforme un Juif en Israélien ». À partir de 1969, il dirige la Metivta, yeshivah séfarade de la Vieille Ville de Jérusalem. Il retrouve surtout le Rav Tsvi Yéhouda Kook avec lequel il étudie, de même qu’avec le Rav Shlomo Binyamin Ashlag, fils du célèbre Rav Yéhouda Leiv Halévy Ashlag, commentateur et traducteur en hébreu du Zohar "Hassoulam, L'échelle".

En 1974, sur le modèle de l’école Gilbert Bloch, il fonde avec l’Agence juive l’Institut Mayanot, centre d'études juives et israéliennes pour universitaires francophones dont il assume la direction jusqu’en 1988. Entre-temps, en 1982, il crée les Centres d’études juives Yaïr à Jérusalem, Herzlya, Natanya, Ashdod et Re'hovot, qu’il dirige jusqu’à sa mort.

En 1990, il reçoit le prix du président de la Knesset à Jérusalem. La Fondation Edmond Tenoudji du F.S.J.U. lui décerne son prix. En 1994, la Médaille de la Ville de Paris lui est remise.

21 octobre 1996

L'héritage

Léon Askénazi s’éteint à Jérusalem à l’âge de 74 ans. Maître de l’oralité, conteur hors pair, à la fois profond, lumineux et d'un humour caustique, il laisse aussi une oeuvre considérable à découvrir, en français et en hébreu. Ses ouvrages les plus accessibles restent sans doute « La parole et l’écrit. Penser la tradition juive aujourd’hui », recueil d’articles en deux tomes, publié par Albin Michel en 1999, mais aussi « Ki Mitsion », ses propres notes sur la parasha de la semaine et sur le calendrier hébraïque, deux tomes parus à Jérusalem par la Fondation Manitou.

Tout au long de sa vie, il aura prôné un judaïsme fier et le retour à l’identité hébraïque, tant il est vrai que le Juif est un Hébreu en exil : « Un Juif redevient hébreu quand il rentre chez lui ». Il s’est aussi impliqué dans le dialogue interreligieux, avec le christianisme comme avec l'islam, mais aussi en rencontrant le Dalaï-lama, tout en considérant qu’à la lumière des récits bibliques, Israël occupe une position centrale. Il entretint avec le président du Cameroun, Paul Biya, ancien prêtre, des relations privilégiées et contribue à l'établissement des relations diplomatiques avec Israël. Il se rendit dans de nombreux pays pour y faire des communications très remarquées, surtout de 1959 à 1973 en France où il intervient aux Colloques des intellectuels juifs de langue française et où ses pairs le considèrent comme « Professeur Léon Askénazi ». Mais sa personnalité immense, difficile à encadrer dans des désignations de convenance, lui permettait de s'adresser aux plus savants comme aux plus modestes avec une remarquable continuité pédagogique.

La ligne directrice de sa pensée consistait à s’appuyer sur le récit de la Torah pour approfondir l’identité juive mais aussi éclairer le monde d’aujourd’hui. Pour lui, tout est déjà écrit dans la Bible. La modernité est inscrite dans la tradition. L’histoire n’est pas qu’une longue suite d’événements, elle est surtout la progression continuelle d’identité de l’universel humain, à travers la mutation de l’identité humaine dans le temps et la durée, engendrement après engendrement, pour parvenir au fils de l’homme capable d’être frère. C’est le fondement du thème des engendrements, l’un des sujets majeurs de son enseignement.

Avec lui disparaissait, selon l'élégie funèbre du Grand Rabbin d'Israël Mordekhai Élyahou, « un géant de la Torah, un maître, sa vie fut entièrement consacrée à l'enseignement pour éveiller les esprits à la Torah d'Erets Israël ».